BRUNO R. ET LA << NOUVELLE CLASSE>> par Georges Henein E MÉPRIS caractérisé des marxistes d'obédience soviétique à l'égard de tout ce qui constitue la « zone franche » de l'être __. humain - utopie, humour débridé, vagabondage mental, recherche d'une culture, souci d'une morale -, ce mépris ne saurait être tenu pour une simple manifestation d'humeur, ni ramené à l'espèce de supériorité que les gens pratiques croient devoir marquer à l'endroit des rêveurs. Il y va, en l'occurrence, de quelque chose de plus sinistre, d'une véritable vendetta dont les mobiles n'ont rien de mystérieux pour qui veut bien passer au crible les cent dernières années d'histoire idéologique. Lorsque le socialisme appartiendra vraiment à la légende humaine, les chroniqueurs pourront écrire : à l'origine était le besoin de justice. Ils pourront se référer - comme à l'un des rares documents exempts de maniérisme théorique - au « Préambule aux Statuts de l'Association internationale des Travailleurs », où ·il est dit que « toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront, comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes, la vérité, la justice et la morale». La grande affaire dans cette déclaration, pourtant formulée en fonction d'une lutte ~ui s'annonçait implacable, c'est qu'elle appelle à 1 usage non discrimina.toire de la vertu. La vérité qu'elle promet, elle ne la promet pas à quelques-uns, mais à tous, et non pas subordonnée, mais souveraine. 11 y avait, pour les techniciens d'un pouvoir exclusif, des distances à prendre par rapport à de tels impératifs. C'est chose faite, depuis quaranteans. Tout se passe comme si les représentantsde la société qui se dit issue et tributaire de la pensée marxiste souffraient du besoin morbided'obscurcir,de brouillercette ascendance morale, de crainte peut-etre qu'elle ne consacre Biblioteca Gino BiancG l'ascendant de la morale. L'ingénuité politique ne joue pas ici. Chacun sait qu'une réclamation morale ne s'insère dans la réalité qu'au prix d'une déformation, d'une réfraction qui l'enlaidit. Lorsqu'un principe de comportement général est sanctionné et doté d'une existence organique, il porte en lui deux ferments opposés : un résidu d,idéal et un commencement de complicité sociale. A l'échelon le plus bas, le plus dégradé, une loi peut ainsi devenir, selon la nature du travail dont elle est le creuset, une marchandise, un service. Une certaine critique marxiste des institutions et du droit ignore - ou choisit d'ignorer - cette dialectique incessante du vœu et du marchandage, ce déchirement par quoi la morale d'une société reste une œuvre en activité ; la critique n'intervient qu'au moment de l'aliénation et de la souillure pour dénoncer le caractère mystifiant des lois. Et certes, ce caractère n'est que trop visible dans les cas-Jiroites ; mais loin d'être le seul, il apparaît comme un des modes de la morale publique, comme son inflexion ·1a plus sordide. En fait, la critique « marxiste » opère, dans ce domaine, un peu comme les reporters des gazettes à scandale qui sont payés pour surprendre les couples à l'heure de la discorde, pour photographier les filles de Loth à l'heure de la luxure. La crise de la rhétorique marxiste chargée de décerner au phénomène soviétique ses titres de légitimité vient précisément de ce que ce phénomène n'est ni une image déformée, ni une vision réfractée. Il est quelque chose de radicalement autre que la Cité désirée, au modelage de laquelle le XIX8 siècle crut travailler. Historiquement, ce phénomène émerge d'un cadre doctrinal qui a précédé sa formation ; mais très vite, il franchit le seuil de la mue irréversible et n'arrive plus à correspondre avec ses thèmes de départ que par l'affreux nominalisme d'un langage truqué.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==