Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

340 systême de leur prédécesseur n'est jamais le leur. Supposons même ces ministres avec du génie. Ils sont hommes., il faut qu'ils se forment des sous-ordres., des principes., un plan. Calculons donc : tant dè fautes par leurs erreurs ; tant par leurs passions ; tant par les erreurs et les passions de leurs employés. Sont-ils sans génie ? Ils ne trouvent rien qui les instruise., ou les appuie. L'État n'ayant point de systême, ils n'y savent pas suppléer. Ils gouvernent, comme ils vivent., du jour à la journée. Au lieu de maîtriser les événemens., ils sont maîtrisés par eux. Les détails les absorbent. Ils tiennent dans leurs mains quelques fils de l'administration, et en laissent aller les grands ressorts. 21 Guibert, lui aussi, s'efforce d'imaginer un avenir où ses vues pourraient se réaliser. Et il . ne cache pas qu'il ne peut, à ses yeux, y avoir de continuité dans « un gouvernement qui est entre les mains d'un seul» : . Jamais nation n'a eu de prospérité réelle et durable que quand, par la nature de son gouvernement., il y a eu un corps permanent., chargé de recueillir les lumieres, de réduire les intérêts de l'État en systême, de prendre conseil du passé pour l'avenir., de faire, en un mot, sur le tillac de l'État, ce que fait le pilote à la poupe du vaisseau ... Ainsi étoit constituée l'ancienne Rome. Ainsi l'est, à quelques égards, l'Angleterre par son parlement : image bien imparfaite d'ailleurs de la majesté et des vertus du Sénat Romain. 22 Y a-t-il quelque chance de voir la France monarchique imiter l'Angleterre ? Guibert se prend à rêver d'un roi réformateur qui abdiquerait son pouvoir absolu. (1, pp. xx1x-xxv). Ou qui du moins aurait génie et vertu : Peut-être il s'élèvera à la tête des nations, des hommes qui ne désespéreront pas de leur salut, qui désireront le bien, qui aimeront la gloire, et à qui ces deux sentiments rendront tout facile. Le génie et la vertu peuvent naître sur les trônes. 23 L'étrange, c'est que Guibert vit bientôt après parvenir au trône de France un roi vertueux, sinon génial, sous qui il put, dans un poste important, tenter de faire prévaloir ses vues. Et qu'il assista ensuite à l'aube de la Révolution, sous laquelle prirent corps certaines de ses idées, mais qui n'assura point la prospérité durable et la stabilité gouvernementale qu'il avait espérées. Lui-même pressentit les fruits de la propagande ultra-révolutionnaire. Si on laissait se répandre les écrits incendiaires, disait-il, , la liberté déserteroit une terre toujours tremblante et toujours ensanglantée; l'anarchie prendroit quelque temps sa place ; et un despotisme quelconque., regardé comme le salut public, y deviendroit tôt ou tard le pouvoir légal. 24 · C'est ce qui eut lieu, et ce n'est pas ce qu'avait rêvé Guibert. Rien ne traduit mieux .sa façon de concevoir la politique que le rapprochement de deux formules coulées dans le même moule. L'une est du tacticien : La science de la guerre moderne, en se perfectionnant., 21. Essai général de tactique~ 1;· p. XIV. 22. Id., ibid., pp. x-iv-xv. 23. Id., ibid., p. XLIII. 24. De /a Force pub/igue, p. 19$· • Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL en se rapprochant des véritables principes, pourroit devenir plus simple et moins djffic:ile. 26 L'autre est du politique : Il faut observer que la politique., en devenant plus parfaite., deviendroit moins difficile. 26 L'identité des formules montre que Guibert aborde exactement dans le même esprit le problème militaire et le problème politique. Dans l'un comme dans l'autre domaine, il s'agit de dissiper la confusion et de faire régner un ordre où l'action prenne un sens. Et il semble que le général de Gaulle ait lui aussi abordé le problème politique avec l'attitude qu'il avait eue devant le problème militaire. Sera-t-on tenté de les opposer l'un à l'autre parce que celui-là voulait réformer un royaume, celui-ci une république ? La différence est moins grande qu'il ne paraît. Dans l'un et l'autre cas l'analyse révèle des organismes analogues. Ce qui compte, ce n'est pas_le nom du régime, mais ce hasard ou ce jeu des passions qui semble présider aux événements, si tant est que le hasard ou le jeu des passions puisse rien présider. Et dans l'un et l'autre cas on voit un militaire, après avoir tenté de rendre à la guerre sa dignité d'art - on a pu remarquer que l'un et l'autre use très consciemment de ce mot - songer à rétablir la politique dans la même dignité. On trouverait mainte · autre analogie entre Guibert et le général de Gaulle, une grande ressemblance dans la façon d'aborder certains problèmes - celui des alliances par exemple-, une parenté dans le style, dans l'effort passionné pour convaincre. Mais le trait essentiel, c'est que l'un et l'autre se trouve devant une armée amorphe, un régime politique amorphe, mondes visqueux où l'homme s'enlise, où l'action séparalyse, désert où le sable recouvre, encore fraîches, les traces du pas le plus· noble. Et que l'un et l'autre, pour assurer les chemins de l'action, envisage d'ordonner ce monde presque inorganique, d'en muer les organismes, englués dans le jeu confus des routines et des passions, en instruments nets et utilisables.. Ce n'est pas un hasard qu'ils soient, l'un et l'autre, militaires, .., .car le métier militaire, par sa technicité, conduit à fuir le trouble des passion$, à e,caminer les problèmes avec lucidité. Mais·. d'autres que des soldats peuvent être - ont été - saisis de cette ivresse intellectuelle et, brûlés par-le feu de l'esprit, ont voulu en imposer la souveraineté, le faire rayonner sur l'univers. Ce n'est pas id le lieu d'examiner ce que nous apprend l'histoire sur le destin comparé des réformateurs civils et militaires. Tout au plus notera-t-on que ceux-ci semblent ,plus nombreux que. ceux-là~ Il n'y a pas sujet d'en être surpris : dans les périodes troubles, la parole la plus saine, voire la plus habile, se perd dans le tumulte. L'éclair d'une épée nue, seul peut imposer le silence. YVES LÉVY ~5. Essai général de tactique, I, p. xxxvi. z6. Id. ibid., p. xx.

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