Le Contrat Social - anno II - n. 6 - novembre 1958

338 qu'une petite armée de métier bien conçue pouvait, en ramenant les beaux temps de la tactique, éviter le retour d'une boucherie aussi absurde. C'était d'ailleurs l'armée qui convenait à la France pacifique, l'instrument même des opérations limitées qui peuvent être nécessaires dans le cours d'une politique d'où toute idée de conquête est exclue. C'est là exactement le point de vue de Guibert. Celui-ci déplore - et toute sa vie il condamnera - la mode des armées trop nombreuses qui, apparue en France sous Louis XIV, a été bientôt imitée dans toute l'Europe. Ce sont là, dit-il, des changemens bien malentendus, bien funestes à l'humanité et à la perfection de la science militaire. 8 Peu avant sa fin - il meurt le 6 mai I 790, à quarante-six ans - il espère que la Révolution corrigera sur ce point les erreurs de la monarchie : Ainsi ce fléau des armées gigantesques, créé par l'ambition de Louis XIV, peseroit un peu moins sur le genre humain, et ce seroit la France devenue libre qui auroit commencé à réparer le mal commis par un de ses despotes. ' Ces troupes démesurées, qu'en a-t-on fait ? On les a immobilisées : On remue de la terre, on multiplie les ouvrages, et l'on ne calcule ni qui défendra cette immensité d'ouvrages, ni que des troupes enfermées dans des retranchemens pareils perdent tout l'avantage que pourroient donner la manœuvre et la science. Qu'on parcoure l'histoire militaire depµis un siècle, on verra toutes les erreurs dans lesquelles on est tombé, faute de n'avoir pas combiné les fortifications avec la tactique. C'est sous les généraux médiocres, c'est dans le temps où toutes les. troupes de l'Europe n'avoient ni discipline ni tactique que s'introduisit l'usage des lignes; absurdité qui rappelle cette fameuse et inutile muraille que l'ignorance chinoise a bâtie à six -mille lieues de nous. A l'usage des lignes succéda celui des grandes positions retranchées qui n' étoient, à vrai dire, que des lignes plus courtes et proportionnées au front de l'armée qui devoit les occuper : second genre de défensive moins mauvais que le premier, mais toujours funeste aux généraux qui n'en ont pas connu d'autre. Tel étoit alors le préjugé, qu'on ne croyoit une position bien retranchée que quand les ouvrages qui la défendoient étaient continus. 6 3. Essai général de tactique, Londres, 1772, tome I,p. xxx. Le lieu d'impression véritable est sans doute Bouillon ou Liège. Dans l'Armée et ses problèmes au XVIJJe siècle, Paris, 1958, p. 253, M. E. Léonard voit dans cette mention apocryphe le désir de se donner cr un air de fronde » pour piquer l'attention. M. Léonard ne s'est sans doute pas aperçu que les livres de ce temps où s'exprime une pensée personnelle, en matière politique, morale ou religieuse, sont presque tous imprimés à l'étranger. Et beaucoup d'autres. C'étaient des livres à qui le censeur royal pouvait difficilement donner son visa - qui eût pu passer pour une approbation - mais dont la police pouvait tolérer ou interdire la circulation. Quant au succès du livre, il fut de si bon aloi qu'il conduisit Guibert à des postes administratifs essentiels. 4. De la Force publique, considérée dans tous ses rapports, Paris, 1790, p. 28. . . 5. Essai général de tactique, II, p. 82. Bi.bliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Il s'agit là des fortifications de campagne, et l'on pense à la première gue~e mondiale. Voici qui - s'agissant des places fortes - semble concerner la ligne Maginot : Elles se sont trop multipliées, elles sont comptées pour beaucoup trop dans la balance des forces des États et dans le système actuel de guerre. Elles ont rendu les guerres plus ruineuses, en ce qu'elles ont obligé de renforcer et de multiplier les armées ; elles les ont rendu moins savantes et moins décisives, en ce qu'elles ont fait négliger la grande tactique, l'art des batailles, en ce qu'elles ont, en général, rétréci les vues et les opérations militaires. 6 Donc, point d'armées immenses, c'est un point sur lequel Guibert ne variera pas. Son dernier écrit est essentiellement consacré à défendre la conception de l'armée de métier et à combattre l'idée de la nation armée 7 , qui lui paraît un dangereux retour à la barbarie primitive : Quand les nations elles-mêmes prendront part à la guerre, tout changera de face; les habitants d'un pays devenant soldats, on les traitera comme ennemis; la crainte de les avoir contre soi, l'inquiétude de les laisser derrière soi les fera détruire ; tout au moins cherchera-t-on à les contenir et à les intimider par des ravages et des désolations. Rappelez-vous dans l'histoire la barbarie des anciennes guerres, de ces guerres où le fanatisme ou l'esprit de parti ont armé les peuples, voilà ce que vous allez faire renaître. Ah ! c'étoit une heureuse invention que ce bel art, ce beau systême de guerre moderne qui ne mettoit en action qu'une certaine quantité de forces consacrées à vuider les querelles· des nations, et qui laissoit en paix tout le reste, qui suppléoit le nombre par la discipline, balançoit les succès par la science et plaçoit sans cesse des _idées d'ordre et de conservation au milieu des cruelles nécessités que la guerre entraînoit. 8 Guibert signale cependant quelques cas qui échappent à cette humanisation récente de la guerre, et conclut : Il y a loin, comme on voit, de ces exceptions que j'ai cru devoir expliquer, au changement de systême qui feroit participer le fond des nations à la guerre en y appelant les milices nationales ; et je répète que ce changement seroit bien funeste aux yeux de ceux qui comptent pour quelque chose le sang et le malheur des hommes. 9 6. Id., II, p. 93. 7. Dont il est par conséquent impossible de lui imputer la paternité. Dans l'article cité (p. 20), Roger Caillois semble croire que Guibert a eu l'jdée des milices nationales et est · par là l'inspirateur de la levée en masse. En fait, la première organisation moderne des milices est de 1688 et c'est, selon M. Marcel Marion, la « première apparition du service obligatoire »' ( Dictionnaire des institutions de la France aux XVJJe et XVIJJe siècles, Paris, 1923, au mot cr milice »). La levée en masse semble provenir à la fois de l'institution , des milices et du souvenir de l'appel à l'arrière-ban, auquel songea encore Louis XIV. Guibert défend le principe d'une armée de métier nationale et non de la nation armée. Et il parle longuement des milices, mais pour les confiner dans un rôle de police. . . 8. De la ·Force publique, pp. I 18-119. 9. Id., p. 121.

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