324 Les sociologues qui croient à cette normalisation pensent, me semble-t-il, selon deux schémas, l'un est celui que l'on tire des expériences révolutionnaires· du passé et que Max ~1 eber baptisait « Veralltaglichung des Charismas », l'autre est celui du développement économique et de l'élévation du niveau de vie, facteurs favorables à, ou causes déterminantes de la démocratisation. Chacun de ces deux schémas est, en lui-même, vraisemblable. La psychologie millénariste ne peut pas durer indéfiniment. La deuxième ou troisième génération de communistes ne ressemble pas à celle des militants que pourchassait la police tsariste ou à celle des conquérants qui ordonnèrent la dissolution de l'Assemblée constituante. Mais une révolution par en haut, bureaucratisée, n'a pas besoin de croyants ou d'apôtres. Elle peut se prolonger avec les hommes de l' appareil. Qua11t à l'élévation du niveau de vie, elle contribue à l'embourgeoisement des n1asses, elle réduira probablement l'intervalle entre privilégiés et non-privilégiés. Suffit-elle à inspirer le désir des libertés, au sens occidental du terme, et, en particulier, de la liberté politique qu'expriment la constitutionnalité des procédures et la pluralité. des partis ? Au lendemain de la mort de Staline, de multiples changements se sont produits, qui ont été abondamment commentés. La rigueur du contrôle policier s'est relâchée, les procès aux aveux spectaculaires n'ont pas eu lieu, la grande « purge » qui semblait prendre un nouveau départ a été arrêtée. En dehors du maréchal Béria, les vaincus dans la lutte des factions n'ont été ni mis à mort ni déshonorés. Certains articles, particulièrement scandaleux, du code pénal, ont été révisés ou passent pour n'être plus appliqués. Les relations intellectuelles avec l'Occident, presque interrompues, ont été reprises. Dans l'administration économique, de multiples réformes ont été introduites. · , · La place nous· manque pour analyser en détail ces divers changements. On n'en donnerait pas, me semble-t-il, une interprétation fausse si l'on y voyait l'élimination des éléments pathologique.s, imputables surtout à la personnalité de Staline, accompagnée d'un double effort pour rationaliser la gestion économique et pour ramener l'orthodoxie d'État dans les limites de ce qu'exige authentiquement le régime. Mais en ce qui co:..1cerneles traits essentiels du régime : monopole de la politique, des moyens de force ou de propagande en faveur du Parti, étatisation de toute l'activité économique et sociale, auct1n groupe ne devant accéder à une capacité d'action autonome, il n'y a rien de changé. Le régime est revenu d'une phase paroxystique à une phase normale. En Union soviétique du moins, on ne saurait parler de corruption parce que l'État est demeuré total et idéocratique. · L'exemple des .pays satellites, de la Pologne et de la Hongrie, montre clairement les difficultés et les risques pour le régime de parti monopo~ Biblioteca Gino Bianco • LE CONTRAT SOCIAL listique ·d'une tentative trop . poussée de libéralisation. Pendant des années, une discipline inflexible de la parole publique avait été imposée aux populations entières. D'un coup, celui qui avait été, pour ainsi dire, déifié, fut reconnu coupable du crime appelé « culte de la personnalité » et le nouveau secrétaire du parti communiste révéla au monde quelques-uns des crimes que Staline avait commis. Certes beaucoup de membres du Parti connaissaient déjà la plupart des faits racontés ou déformés par M. Khrouchtchev. Même ceux auxquels le fameux discours au XXe Congrès n'apprenait rien en subirent un choc. Officiellement, solennellement, il était proclamé que les communistes avaient menti sous la terreur pour s'accuser eux-mêmes selon la volonté des juges d'instruction. Officiellement, solennellement, on avouait que l'idéologie avait longtemps dissimulé un envers du décor horrible, terrifiant. Le discrédit n'allait-il pas dès lors gagner l'ensemble de la parole officielle, c'està-dire l'ensemble de l'idéologie ? En Pologne et en Hongrie, tel fut effectivement le processus à la fois moral et historique. Quand les militants, les écrivains, les intellectuels eurent le droit de comparer Staline à Hitler et ne furent . plus tenus, à chaque instant, de répéter les mots qui leur étaient dictés, ils ne s'arrêtèrent pas avant d'être arrivés au bout de la « déstalinisation », de la « démystification ». Ils appelèrent par leur nom les choses et les êtres, non pas seulement Staline lui-même, mais le régime. Or, là est la faiblesse fondamentale du régime comm11niste de parti monopolistique. Ce régime se réclame d'une idéologie rationaliste, démocratique, égalitaire, dont la pratique communiste est, à bien des égards, la négation. En tout cas, le régime n'est conforme à sa doctrine que dans la mesure où l'on admet que le Parti se confond avec le prolétariat et que la toute-puissance du Parti est la forme supérieure de la démocratie. Mais ces propositions ne résistent pas à l'examen. Dans le comm11nisme, les dogmes les plus indispensables sont aussi les plus faibles. Aussi la libéralisation ne pourra jamais ·aller loin sans mettre en cause l'essentiel : le caractère démocratique et prolétarien du monopole du Parti. * La restauration de la liberté de la parole .publique en Pologne et en Hongrie aboutit à une complète aliénation entre élite et masses, Parti et population. A l'intérieur même des partis communistes, bon nombre de militants et de dirigeants se sentirent étrangers au régime qu'ils servaient. Cette aliénation débouche, ici et là, sur une révolution, sanglante .en Hongrie, pacifique en Pologne. En Hongrie, l'armée russe rétablit un régime qui se dit comm11niste, mais * Non moins indispensable et tout aussi faible est le dogme ;,elon lequel. les économies occidentales, en dépit de niveaux de vie élevés et des libertés syndicales, représentent une dictature du capitalisme ou des monopoles.
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