Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

M. LEROY avait des classes souffrantes ; c'est là, surtout, que je me suis pénétré de l'esprit historique, qui est l'essence même de la doctrine des saintsimoniens. Nul mieux qu'eux n'a senti le mouvement qui est dans les faits, dans les idées, dans· les passions ; ce sont eux qui ont compris quelle continuité unissait les temps les uns aux autres. Ils étaient trop optimistes ; cela je ne le savais pas ; je ne savais pas qu'ils firent des prédictions aventureuses, qu'il ne fallait pas croire aux destins nécessairement pacifiques et moraux d'une humanité déclarée perfectible. Ils me donnèrent une certaine douceur d'esprit, du moins je me le persuade ; ils développèrent en moi cet instinct qui probablement y était déjà : celui de chercher l'explication. On absout peut-être trop, quand · on possède en soi cet instinct ; on est disposé par lui à voir une morne causalité emportant les êtres vers des ressemblances qui, probablement, mériteraient d'être appelées téméraires ; mais je crois qu'il est bon d'être plus disposé au pardon qu'à la condamnation; à ouvrir la main qu'à fermer le poing. En cherchant la raison des faits, on est bien près de leur trouver une explication absolutoire. Des écrivains d'aujourd'hui songent à organiser une rébellion contre l'histoire ; l'histoire gênerait, paraît-il, l'originalité du poète et brimerait les facultés d'inventivité de l'homme politique. On a écrit la théorie de cette rébellion, où entre bien de misanthropie ; et en l'écrivant, on a fait des faux pas, celui notamment de parler contre soi : car nier le passé, c'est se nier soi-même, se déclarer intemporel, partant inexistant. . Étais-je prédisposé à comprendre Proudhon et Saint-Simon ? Ou m'ont-ils créé ? C'est cela 281 que je voudrais bien savoir et que je ne sais pas. En tout cas, ils sont bien entrés en moi; et je pense que c'est Saint-Simon qui a déposé en moi le premier germe du doute - car comment n'être pas méfiant lorsque l'on est historien ? L'histoire me paraît l'école de l'incrédulité ; mais il faut bien cependant que je me rende compte qu'un seul historien a fini en sceptique : et dirons-nous que Taine fut le plus grand de tous nos historiens ? Ce ne sont qu'enthousiasmes, puis désillusions ; ce qui est étonnant, c'est que le témoin ne dise pas : voilà plus de deux mi11e ans de désillusions ; si je cessais, enfin, d'être dupe de mon besoin de renouvellement ! Au fond, il y a une grande servitude en nous ; et la servitude l'emporte sur la critique. 11y a des malthusiens dans l'ordre de l'esprit ; ce sont ceux qui ne veulent plus être dupes du « génie de l'espèce », pour parler comme Schopenhauer : pourquoi n'y aurait-il pas un restreint de l'âme se libérant de son besoin de renouvellement, mieux, de sa confiance en l'avenir ? Le jardinier crée de bien jolis ensembles ; il a de l'imagination; il est plein de poésie: il ne demande rien que l'événement ne vérifie promptement ; il sait l'ordre des saisons et les limites de l'avenir. Quand connaîtrons-nous les limites de nos espérances ? A vouloir trop vivement un lendemain merveilleux, on en oublie le présent ; mais surtout on devient, chez l'opprimé, brutal, chez l'opprimant, injuste et égoïste. Les gens ne savent ce qu'ils disent ; et ils se disputent comme s'ils le savaient, en parlant raison et logique. Que ne voient-ils l'écoulement d'un monde borné: borné, en chacun, à sa propre humanité misérable ! SOUVENIRS PLUSL'HISTORIENAVANCEdans ses études, plus il se préoccupe et même s'inquiète de l'incidence de ses opinions, de ses préjugés, de ses intérêts sur ses explications, mieux encore sur le choix des faits et leur description. Je vais donc prendre la liberté de dire quelques mots sur ma formation intellectuelle, pour rendre le lecteur attentif à mes involontaires préventions ; elle présentera peut-être aussi quelque intérêt supplementaire, celui d'être un fragment de l'histoire de ma génération; non de tous mes contemporains, bien entendu, mais d'une partie de ma génération qui, comme toutes les générations, est diverse - étant composée de partis, de factions, d'équipes et de pelotons - une pourtant, grâce à quelques mtérêts dominants, facilement discernables à quelques tendances idéologiques communes à tous, malgré les protestations d'indépendance et d'autonomie de toutes ces équipes et factions, de tous ces partis et de tous ces pelotons. Biblioteca Gino Bianco J'appartiens à la génération qui a reçu les derniers rayons de Taine, mort en 1893 : c'était, du moins pour moi, des rayons littéraires ; pour d'autres, ces rayons ont été politiques. Ce sont ses livres de critique que j'ai lus, plein d'admiration pour son style imagé qui, il faut l'avouer, représentait dans les lycées, alors, le type même du style de la parfaite narration scolaire. Il m'a poussé, dès la troisième et la seconde, vers Stendhal et vers Balzac qui, sans son aide, ne m'eussent probablement intéressé que beaucoup plus tard : à ces deux hommes si différents, il a donné une grandeur que mes professeurs ne leur reconnaissaient pas, tout en nous conseillant, il est vrai, de trouver des modèles dans les phrases si denses de Taine, dans ses démonstrations si fortement liées par l'ardeur logique du plus systématique des esprits. Cc que j'ai fui par la suite, cet esprit systématique, Taine me l'inocula alors : je m sentais

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