278 tature révolutionnaire et « invisible » d'une élite inspirée par lui-même 14 • Makhaïski, qu'il ait été conscient ou non de cette ambiguïté d'attitude chez Bakounine, avait également deux théories : l'une, quelque peu apparentée au syndicalisme révolutionnaire, préconisait une lutte de masse, une action directe non politique pour les hauts salaires des ouvriers manuels et le plein emploi des chômeurs (il en résulterait la liquidation de l'État par la disparition des inégalités économiques et culturelles) ; l'autre, plus ancienne, prétendûment abandonnée ou « dépassée », postulait la prise du pouvoir sous la forme d'une « dictature révolutionnaire». Comme la « dictature invisible » de Bakounine 15 , confiée aux « frères internationaux et nationaux », la conception makhaïevienne de la prise du pouvoir dans l'élan d'une lutte révolutionnaire des masses pour leurs revendications purement économiques était un secret soigneusement gardé, de peur que le groupe ne perde son attrait en tant qu' organisation authentiquement ouvrière. La même idée inavouée d'une prise du pouvoir par les chefs dù mouvement domine la théorie des syndicalistes. Alors que leur philosophie dans sa version originale (1895-1917) repoussait ou ignorait sciemment la conquête des pouvoirs publics, les syndicalistes révolutionnaires furent amenés, sous l'influence de la révolution bolchévique, à introduire dans les idées d'un Pelloutier ou d'un Pouget des amendements très significatifs. Ils commencèrent à mettre en avant, par la parole et par l'écrit, le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux syndicats », ce qui signifiait naturellement que le gouvernement devait être pris en mains par les dirigeants des syndicats et les intellectuels collaborant avec eux plutôt que par les politiciens socialistes ou communistes. La '' révolution permanente'' LES VUESde Makhaïski montrent aussi une certaine ·analogie avec celles des marxistes « économistes » auxquels Lénine s'en prit si violemment dans Que faire ? Au début du siècle, les « économistes » constituaient, dans le parti socialdémocrate russe, une fraction qui pensait que le meilleur moyen de gagner les travailleurs à la lutte contre le régime tsariste était de soutenir leurs revendications quotidiennes au lieu de les endoctriner avec des idées politiques que, de toute façon, ils ne pourraient comprendre. Selon les « économistes », la réaction violente du régime aux grèves pour l'augmentation des salaires devait faire comprendre aux travailleurs la nécessité de combattre pour les libertés politiques, c'està-dire pour le renversement du tsarisme. Toutefois Makhaïski faisait un grand pas de plus 14. M. Bakounine, Œuvres, t. II, Paris, 1907, pp. 217-219, 225, 233-234. Et M. Bakunin, Gesammelte Werke, vol. III, Berlin, 1924, pp. 98-99 (lettre à Albert Richard). 1s. Ibid, - - Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL que les « économistes » en supposant que la lutte des masses ouvrières pour l'augmentation des salaires pourrait, en prenant de l'extension grâce à l'assistance, c'est-à-dire à la direction de la « Conspiration ouvrière », provoquer non seulement la chute du tsarisme, mais encore celle du système capitaliste. Il n'est peut-être pas inutile de mentionner ici l'influence de Makhaïski sur les idées du jeune Léon Trotski, en ce qui concerne les perspectives d'une révolution mondiale anticapitaliste prenant son point de départ en Russie. Il est de fait que Trotsl<l, pendant son exil en Sibérie (19001902), avait pris connaissance des théories de Makhaïski, qu'il mentionne incidemment dans son livre sur Lénine 16 • En tout cas, sans accepter la conception makhaïevienne sur le caractère de classe des travailleurs intellectuels, Trotski devient aux environs de 1905 le champion d'une révolution anticapitaliste immédiate, d'envergure internationale, notion connue sous le nom de« révolution permanente». 11est généralement admis que cette notion fut empruntée par Trotski à un écrivain révolutionnaire russe qui signait « Parvus ». Peutêtre, mais la manière hostile avec laquelle Trotski fait allusion à Makhaïski, dont l'œuvre est bien antérieure à celle de Parvus, semble déceler à la fois cette source d'inspiration et le désir de la dissimuler : car les révolutionnaires ont une propension très humaine à ne point payer leurs dettes idéologiques. Plus tard, dans son autobiographie et dans sa brochure intitulée L'Union soviétique et la /Ve Internationale, Trotski attaqua de nouveau les vues de Makhaïski sur les intellectuels (techniciens, directeurs, fonctionnaires, professions « libérales ») en tant que nouvelle classe à venir. Il lui apparaissait sans doute qu'une fois cette hérésie acceptée jusqu'à ses conséquences logiques, tout verbiage sur l' « émancipation » et la « dictature » du soi-disant prolétariat s'évanouirait en fumée, comme autant de faux-semblants hypocrites dont les intellectuels révolutionnaires couvrent l'aspiration de leur classe au pouvoir. · Tandis· que l'analyse et les prédictions de Makhaïski se trouvaient confirmées par les · réalités bureaucratiques du régime soviétique, :rrotski insista obstinément, presque jusqu'au Jou_rde sa mort, sur l'~rreur totale de cette explicatton, la bureaucratie de l'URSS, selon lui, n'étant pas une classe exploiteuse. En tout cas, refusant d'admettre un fait sociologique évident et justifiant par là les appétits de pouvoir de sa propre classe (dont il identifiait l'avènement avec l'« émancipation du prolétariat»), Trotski était cohérent avec lui-même alors que Makhaïski, tout en discernant ce fait sociologique, n'en préconisa pas moins, d'abord ouvertement et ensuite tacitement, la prise du pouvoir par sa propre organisation, identifiant lui aussi la die16. Léon Trotski, Lmine.
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