Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

262 dans de multiples maraudages. La marche victorieuse de l'armée à la veille d'Austerlitz ressembla, d'après un témoin, à« une déroute en avant». A la cadence infernale des guerres, l'armée impériale se séparait de la société civile. Le soldat déraciné vivait dans l'alternance de la discipline et de la licence les plus extrêmes, au service de !'Empereur dont il attendait une pension ou une promotion. «Une classe fermée ou une caste acheva de se constituer, qui groupait les soldats de métier et à leur tête les officiers. » 9 · Armée et bourgeoisie A PARTIR DE 1815, après les aventures guerrières se constitue l'armée de métier. Bien que supprimée en 1872, son esprit va durer jusqu'à notre époque. Elle se crée dans une atmosphère de méfiance et d'hostilité. Les classes dirigeantes la 1 jugent comme une nécessité quelque peu méprisable; l'aristocratie lui trouve un relent de jacobinisme ; et la bourgeoisie pense, avec J.-B. Say et son maître Adam Smith, que les guerres seront vaincues par le commerce, plus profitable que les conquêtes militaires. La paysannerie a horreur de la conscription dont elle fait les frais. Vouée à l'inaction ou à des expéditions de police peu glorieuses, l'armée forme une classe fermée, dépourvue de prestige et étrangère aux préoccupations du pays. « L'armée est une nation dans la nation, écrit A. de Vigny. Elle se sent honteuse d'elle-même et ne sait ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle veut ; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l'État ; ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas. » Par son recrutement, l'armée se compose de deux classes sociales. D'une part, le corps des officiers, issu de la petite bourgeoisie ou de la petite noblesse; isolé de la nation, il s'aventure parfois dans quelque société secrète à tendances républicaines. D'autre part, les soldats se recrutent par la conscription, avec le système du remplacement qui permet au riche de payer un pauvre pour prendre sa place. Seuls les prolétaires et les petits paysans sont astreints au service pendant six ou huit ans, suivant les époques. Le remplacement a un caractère esclavagiste, qu'aux deux pôles de l'opinion dénoncent successivement Bonald et Blanqui. Pour le premier, il est un trafic immoral, une forme nouvelle de la traite. L'homme, devenu soldat, aliène sa liberté pour une somme à peu près équivalente au salaire annuel d'un ouvrier qualifié. Quant à Blanqui, il écrit : «Aujourd'hui l'armée c'est la servitude érigée en devoir, un drapeau hors de la nation. » 10 Des prolétaires industriels « qui vivent de leur travail et sont privés de droits politiques » 11 aux 9. Léonard, op. cit., p. 340. 10. Cité par M. Dommanget: Les Idées politiques et sociales d' Auguste Blanqui, p. 330. . I 1. Ibid., p. 232. Bib1ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL prolétaires militaires qui sont « des machines ambulantes et frappantes, des porte-fusils muets et aveugles, des automates sans souvenir et sans avenir, sans patrie et sans fami11e, sans pitié et sans remords » 12 , la distance est courte pour · !'écrivain révolutionnaire. Les uns et les autres sont des déracinés. Le général catholique Trochu lui fait écho quand, peu d'années avant 1870, il décrit les 200.000 soldats de métier : « Le prolétariat le plus misérable était chargé de garder la richesse. » 13 Au contraire, Thiers, apologiste de la société bourgeoise, voyait dans le système du remplacement la réalisation de l'égalité civile, telle qu'il la comprenait. « Le paysan, transporté dans les rangs de l'armée, disait-il, y trouve une condition supérieure à celle qu'il avait chez lui (...) Mais le service militaire est une tyrannie intolérable pour l'homme destiné aux carrières civiles ». Et assimilant l'obligation des pauvres à la vocation des riches, il ajoutait : « Les bourgeois qui ont le goût militaire vont aux écoles mi1itaires. » 14 Ignorant le système prussien qui allait nous écraser en 1870, Thiers -affirmait que « dans les pays où tout le monde est soldat, tout le monde l'est mal. Sans spécialité, jamais d'armée ! » Un député de l'Assemblée nationale lui répondait à ce sujet (novembre 1848) : «Alors le droit de mourir pour les riches serait la spécialité des pauvres ! » L'armée que Thiers défendait par égoïsme de classe allait, trois ans plus tard, le chasser lui et ses collègues du Parlement. Ce fut l'art de Louis-Napoléon, chef légal de l'armée, d'en faire un instrument exclusif du pouvoir exécutif et, en la couvrant d'honneurs, une servante zélée de s·a dictature. On connaît sa proclamation du 2 décembre : « Soldats (...) on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos vœux. Et cependant vous êtes l'élite de la nation». Pour entretenir cette «élite», le marchandage privé fut «nationalisé » et remplacé par une loi qui exonérait du service militaire les citoyens payant une taxe de. 2.500 francs (environ 600.000 francs d'aujourd'hui). Le résultat fut une perte d'effectifs, les engagements restant inférieurs aux exonérations, mais le privilège de la richesse était reconnu officiellement. Au MILIEU DU xixe siècle, la société bourgeoise, avec ses p.rivilèges de classe, se reflète dans la société militaire par l'intermédiaire du recrutement, mais elle en diffère essentiellement dans ses structures et ses fins. La société bourgeoise est libérale et ouverte, la société militaire hiérarchisée et 12. Ibid:, p. 331. 13. Cité par Monteilhet :. Les Institutions militaires de la France, p. 60. 14. Ibid., p. 30.

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