Le Contrat Social - anno II - n. 5 - settembre 1958

M. COLLINET cratie étant le pouvoir du profane, peut-être faut-il voir dans cette profanation de la politique la méfiance ou l'hostilité que les armées du vieux monde ont toujours témoignées envers elle ? La classe militaire 2 a toujours été une société fermée pratiquant, avec la cooptation pour les postulants, l'hommage du vassal au suzerain ou, si l'on préf èrc, de l'inférieur au supérieur. Une telle société se définit non seulement par ses relations intérieures et extérieures, mais plus encore par sa morale ou son esprit. Héritière de la noblesse féodale, elle a toujours agi pour en conserver la nature sacrée. Sous la monarchie absolue, elle a suivi le sort de cette noblesse et participé au caractère divin du trône et de la dynastie dont elle a été la servante. Après la Révolution, elle s'est représentée elle-même comme l'incarnation de la patrie, nouvelle forme du sacré succédant à celle de la dynastie déchue. La noblesse étant morte comme classe privilégiée, la société spécifiquement militaire s'est constituée avec des traits sociaux particuliers, cristallisée et fermée au milieu des vagues de la poussée libérale et démocratique du x1xe siècle. Après les guerres révolutionnaires et impériales, elle a trouvé un état stable : 1815 est la date de naissance de l'esprit mi1itaire moderne, mais quelques-uns de ses traits se révèlent déjà cent ans plus tôt. L'armée royale combina en elle les séquelles de la féodalité et le caractère d'une profession payée et soumise à l'État. Sous Louis XIV, la direction des armées fut un service civil. Rien ne séparait les officiers nobles d'un membre quelconque de la noblesse appelé à d'autres fonctions. << C'est leur origine nobiliaire qui les marque et non pas leur vie militaire. » 3 Ils détestaient l'uniforme qui, suivant Vigny, cc soumet l'esprit à l'habit et non à l'homme ». En marge de la noblesse, la roture envahit le corps des officiers : en bas par la promotion des soldats aux grades subalternes, en haut par la vénalité des charges qui permettait à un riche bourgeois d'acheter un régiment. Le résultat fut que la noblesse pauvre se trouva en même temps éliminée des hauts grades par les parvenus de la bourgeoisie alliés à la noblesse de cour et concurrencée par les officiers de fortune sortis du peuple. Elle rêvait d'une caste militaire fermée comme celle de Sparte, ou plutôt apparentée à celle des junkers prussiens. L'ordonnance imposant les quatre quartiers de noblesse et précipitant dans la Révolution les sous-officiers roturiers tira son origine de ces rêves archaïques que l'on retrouve, en 1793, dans l'armée de Condé. Des'' volontaires'' d l'armée impériale ENTRE LES BATAILLONSde volontaires et de réquisitionnaires levés en 1792 et 1793 et les débris de l'armée de métier, Carnot réalisa l'amal2. Le terme de "classe" est employ~ ici dans un sens général. 3. t!mile G. Léonard : L'A rm,, et ses probllmes au XVIII• siicle, Plon. Biblioteca Gino Bianco • 261 game et créa ainsi une synthèse originale entre l'élan révolutionnaire et la technique routinière inspirée de Frédéric II. << La discipline dans les armées républicaines, à partir de 1794, écrit le général Tanant, ne ressembla guère à celle que nous concevons aujourd'hui. Elle fut incontestablement une discipline civique, librement acceptée, fortement maintenue, mais elle fut aussi une discipline de guerre, uniquement de guerre. » 4 Cette discipline civique était étroitement liée à la nature révolutionnaire de la guerre menée par les soldats de l'an II. En dépit de sa rudesse, elle substituait à la suborilination mécanique du type prussien une collaboration morale et souvent physique entre la troupe et les cadres, même supérieurs. Elle était étrangère à toute idée de compensation matérielle ou pécuniaire. A ce moment « armée et nation (... ) étaient exactement au même point. Cela, parce que l'armée '' faisait de la politique '', et la même que la nation » 5 • Avec la prolongation des guerres et la baisse du potentiel révolutionnaire, le citoyen et le soldat, d'abord étroitement confondus, se séparaient. Le second acquérait cc assez d'esprit militaire pour accepter de combattre sans se soucier des motifs» 6 • Les motifs de se battre changeaient: ils glissaient plus ou moins vite de l'amour de la liberté vers celui des biens de ce monde. « Les guerres n'avaient plus rien de celles des débuts de la Révolution. Elles devenaient surtout sous le Dirèctoire des guerres alimentaires (...) et les soldats devaient peu à peu s'attacher à ceux des généraux qui, par la victoire, leur procuraient, sinon les jouissances, du moins le nécessaire » 7 • On connaît la célèbre proclamation de Bonaparte entraînant ses soldats affamés vers les fertiles plaines lombardes. Le général prenait volontairement l'allure d'un chef de bande ou d'un condottiere de la guerre de Trente Ans. La guerre nourrissait le soldat pendant qu'elle enrichissait les fournisseurs de l'armée; et, lentement mais sûrement, l'esprit du mercenaire se substituait à l'esprit révolutionnaire. A la solidarité entre l'officier et le soldat s'ajoutait un sentiment de complicité. Ils bravaient la mort ensemble mais démocratiquement se partageaient les dépouilles du vaincu. Sacrifices et profits prenaient un aspect communautaire, inspiré d'un solide esprit de corps. L'armée s'isolait de la nation dès la fin du Directoire. Les engagements volontaires étaient insignifiants et la conscription de 1798 se révéla fort impopulaire. « Les recrues arrivaient dans les régiments sans aucun enthousiasme. » 8 Elles finirent par acquérir elles aussi l'esprit de corps, grâce à l'encadrement des anciens, et parce que le commandement, supprimant la discipline en dehors des combats, laissait la troupe se débander 4. La Dis ip/it,e dans /es armées françaises, p. 153. Le mot en itali uc t s uligné par l'auteur cité. 5. Lé n rd, op. cit., p. 337. 6. Chorle de Gaull : Vers l'armée d méti r, p. 90. 7. Général Tanant op. cit., p. 162. S uligné par l' uteur. 8, G~nér 1Tnnant, op. cil., p. 165.

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