L. LAURAT s'accélère et que ses dirigeants commencent à entrevoir les possibilités nouvelles et réelles qui s'offrent à la place des rêves qui avaient stimulé leur effort pendant la période précédente. Le capitalisme d'alors s'épanouit, le nombre des prolétaires s'accroît et dans ce prolétariat en expansion le socialisme et le syndicalisme renforcent leurs positions et leur influence. En France, en dépit d'une relative stagnation industrielle, le nombre des ouvriers syndiqués passe de 420 ooo en 1895 à plus d'un million en 1913, et au parlement on compte, en 1914, 87 socialistes contre 50 en 1893. En Allemagne, les syndicats d'obédience socialdémocrate totalisent moins d'un demi-million de membres en 1898 et 2 574 ooo en 1913 ; le Reichstag comprend 44 députés social-démocrates en 1893 et 110 en 1912. Les effectifs des trade-unions anglais passent de 1,5 million en 1893 à plus de 4 millions en 1913, et le nombre des députés travaillistes aux Communes de 2 en 1900 à 42 en 1910. La croissance est la même dans tous les pays européens. Dès avant 1900, cette évolution était assez perceptible pour inciter les socialistes réfléchis à déromantiser les idées qu'ils s'étaient faites jusque là du « Grand Soir ». Contrairement à l'opinion courante, ce ne fut pas Édouard Bernstein qui prit l'initiative de cette révision, mais Frédéric Engels en personne, en mars 1895, cinq mois avant sa ·mort. Dans sa préface à une nouvelle édition des Luttes des classes en France de Karl Marx, celui qui était le plus qualifié pour interpréter et développer les conceptions de son alter ego fait le procès des illusions que Marx et lui avaient nourries au début de leur activité révolutionnaire. Engels ne renie rien ni n'abjure quant au fond, mais il souligne que lui et son ami se sont trompés quant aux formes et aux échéances de l'évolution prévue. Celle-ci a pris plus de temps qu'ils ne l'avaient escompté dans leur ardeur juvénile, et elle s'accomplit en outre sous des formes que personne, à l'époque du Manifeste, n'était en mesure de prévoir. Engels souligne que Marx et lui s'étaient inspirés de la seule expérience révolutionnaire alors directement accessible, celle de 1789-1830, qu'ils avaient conçu le déroulement de la révolution prolétarienne à l'instar des révolutions bourgeoises dont le sot1venir était encore si vivant à la veille de 1848. A présent - en 1895 - il reconnaît la valeur positive du suffrage universel comme « instrument d'émancipation» et émet des doutes sérieux sur l'efficacité des méthodes insurrectionnelles. Il rappelle en l'approuvant la formule d'Odilon Barrot - « La légalité nous tue » - et il recommande aux partis socialistes d'utiliser la légalité. Ce «testament» d'Engels est le premier document du marxisme réformiste, d'une conception qui substitue l'idée de la transition graduelle aux images d'Épinal dont se nourrit tout mouvement révolutionnaire dans sa première phase prophétique, avant de devenir assez fort pour affronterlesresponsabilitémsineuresd'uneoppoBiblioteca Gino Bianco 237 sition constructive en attendant celles, majeures, de la prise en charge des intérêts de la nation . ' tout enttere. Les prévisions de Marx entraient dans la première phase de leur réalisation : le prolétariat organisé sur les plans politique et syndical était en passe de devenir une puissance avec laquelle il fallait désormais compter, mais dont l'accession aux responsabilités gouvernementales paraissait sinon utopique du moins fort éloignée. De~ ans après la mort d'Engels, Édouard Bernstem lance sa célèbre offensive << révisionniste » qui se rattache, quant aux conclusions politiques, au « testament » d'Engels. Mais il s'y prend de telle manière qu'il dessert la cause à défendre. Il assortit sa démonstration économique d' affirmations (théorie de la valeur, concentration, crises) que Karl Kautsky et Rosa Luxembourg réfuteront sans peine. Il soutient son idée de l'évolution graduelle, opposée à celle de 1~ révolution violente, dans un pays où la pression de la rue est indispensable pour créer tout d'abord les conditions de ce qu'Émile Vandervelde appellera « l'évolution révolutionnaire » : dans l' Allemagne impériale, le parlement élu au suffrage universel est impuissant et le pouvoir réel, détenu par la Prusse (les deux tiers de la populati?n du Reich), est soustrait à la volonté populaire par le suffrage censitaire. Bernstein propose enfin d'abandonner une doctrine qui, jusqu'alors du moins, s'était avérée correcte dans l'ensemble et dont il importait de réviser les modalités d'application, non point les postulats essentiels. Les prévisions énoncées par Engels en 1895 ne peuvent évidemment se réaliser que là où le suffrage universel joue sans entraves, et l'Europe de la fin du xrxe siècle en est encore fort éloignée. Ce n'est qu'en France que Jaurès peut se livrer à ses grandioses anticipations sans verser dans l'utopie, car le suffrage universel rend théoriquement tout possible, mais pratiquement la stagnation industrielle ne permet pas d'envisager la victoire électorale dt1 socialisme français dans un avenir rapproché. Jaurès a raison quand il écrit en 1910, dans L' Ar1néenouvelle : Dans les pays de démocratie comme les États-Unis, l'Angleterre, la France, il suffirait à la masse des salariés de vouloir pour exproprier la minorité capitaliste. Elle n'aurait qu'à user de sa force légale et il n'y a pas de garde du capital qui pourrait l'arrêter. Mais précisément, de tels arguments étaient sans portée dans les pays non mentionnés par Jaurès, où la masse du peuple était privée de l'usage de sa « force légale ». Les grèves générales belges de 1902 et de 1913 ne parvinrent pas à imposer le suffrage universel, et les grandes manifestations de la social-démocratie autrichienne en 1907, puissamment stimulées par la révolution russe de 1905, ne l'obtinrent que pour la moitié autrichienne, la Hongrie demeurant sous la coupe de l'aristocratie. Ce n'est qu'en 1912 que le suffrage cen~itaire fut aboli en Italie, et les
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==