O. J. HAMMEN en est déjà à sa répétition générale sous la monarchie de Juillet. L'idée du soulèvement de masse libérateur se fonde sur la croyance, largement répandue, selon laquelle le progrès industriel et l'accroissement de la richesse visible des nations s'accompagnent d'une paupérisation massive. Lorenz Stein fait écho aux impressions de bien des gens, en remarquant que le capital a tendance à se concentrer dans les mains du petit nombre, tandis que les travailleurs, même qualifiés, se trouvent dans l'impossibilité de se procurer les fonds voulus pour assurer leur indépendance comme artisans. De son côté, l'historien Biedermann assure que le paupérisme n'est pas un simple phénomène transitoire ; il semble être en voie d'aggravation dans les pays les plus avancés, comme si le progrès industriel était lui-même un facteur du mal. 11 Il n'est pas jusqu'à John Stuart Mill qui ne soulève la question de savoir si toutes les inventions mécaniques ont, après tout, allégé le labeur journalier de qui que ce soit. ·Mais le règne de la libre concurrence et de l'entreprise privée est tenu responsable de cette contradiction apparente, et les penchants antibourgeois du romantisme ne manquent pas de donner la force de la chose jugée à cette condam- . , , . , . natton prononcee contre un regune economique sur lequel reposaient la richesse et l'influence de la bourgeoisie. C'est en vain que des économistes comme Dunoyer argumentent dans un sens différent ; c'est en vain qu'ils nient que l'augmentation générale des richesses (nommément par l'expansion industrielle) puisse signifier un appauvrissement correspondant des masses travailleuses. Dunoyer a beau citer des chiffres tendant à prouver que le sort des ouvriers anglais est meilleur que celui de leurs frères continentaux ; 12 l'historien allemand von Raumer, après un voyage d'étude en Grande-Bretagne, l'a déjà signalé au cours des années 1830, et Macaulay lui aussi a fait remarquer que tout ce qu'il y a de nouveau dans la misère environnante, c'est son caractère plus apparent, dû à la croissance des villes et aux De l'utopisme à la conquête du pouvoir DANS LES ANNÉES1840 un changement radical se produit également dans les vues et les méthodes des écoles socialo-comm unis tes. L'«utopisme» est, en général, abandonné comme 11. Karl Bicdcrmann, Vorlesun1en über Sozialismus und 1ozia/e Pra1en (Leipzig, 1847), pp. 28-29. 12. B. C. P. Dunoyer, De la libert, du travail; ou, Simpl, ,xpo,, des conditions dans le1que//e1desforces humaines s',xercent avec/, plus de puissance (Paria, 1845, 3 vol.), I, pp. 194-98. • Biblioteca Gino Bianco III 195 accumulations colossales de prolétaires dans les quartiers déshérités toujours plus étendus ; il n'empêche que dix années après 1848, l'économiste viennois Julius Kautz aura encore fort à faire pour remonter le courant et combattre le préjugé déjà établi qui veut que l'expansion industrielle, sous une économie libérale, conduit naturellement à l'appauvrissement des pauvres et à leur multiplication. 13 La pensée socialiste, communiste et anarchiste, en de telles circonstances, présente de tentantes perspectives, en face d'un statu quo qui ne satisfait point la plupart des esprits. Les possibilités sans limites et les linéaments incertains des sociétés imaginaires offrent à la fantaisie et à l'espérance romantiques l'espace où se donner carrière, l'arrière-plan d'une cité de mirages pour y peindre l'utopie rêvée. Rien ne démontre cependant que les projets de cet ordre aient jamais trouvé une audience étendue et compréhensive en dehors de cercles intellectuels, littéraires, artistiques, voire bourgeois ou aristocratiques. Parmi les travailleurs, l'audience demeure des plus restreintes. Cependant la conviction se répand dans les masses que le bonheur humain est possible; que seuls des systèmes démodés et des institutions inhumaines font obstacle à sa réalisation. C'est ainsi que de Tocqueville pourra écrire en 1848, au sujet de la révolution dont il sera le témoin, qu'elle ne résulte point de passions politiques surexcitées, mais bien de notions fausses en matière d'économie politique. Bien plus que les privations elles-mêmes (dit-il en substance), des idées ·chimériques sur les relations entre le travail et le capital, et des théories extravagantes sur l'intervention nécessaire du gouvernement dans les relations du travail, sont à l'origine des troubles. 14 Un autre observateur français, rassemblant ses souvenirs, signalera que les ouvriers en étaient venus à regarder toute autorité comme ennemie; cependant le réel danger ne venait pas de leurs propres réactions, mais de menées extérieures : « mille sectes occultes », gonflées d'autant d'illusions, ont exploité la situation. 15 inefficace. Cela ne veut pas dire que le socialisme utopique tombe mort au douzième coup de minuit, le dernier jour d'une année précise ; mais simplement ~u'après 1840, la méthode pacifique de conversion et de réforme tendant à rénover de fond en comble les sociétés perd une 13. Julius Kautz, Die National-Oekonomik ais l iss nscho/t (Vienne, 1858), pp. 111-22. 14. Lettre de Tocqueville à N. Y. S nior, 10 avril 1 4 . 15. A. Audigannc, Les Populations ouvri r s t / s industries d, Franc, dans /, mouv m nt social du XIX si l (P ris, 1854), 2 vol., II, pp. 328, 331-33 .
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