·194 critique ; elle n'en exerce qu'un plus grand attrait sur les esprits et les âmes romantiques généralement en révolte contre « le monde• qui nous est à charge» * et prêts à saluer à peu près n'importe quel bouleversement révolutionnaire capable de donner à la cité existante le coup de balai · d'un nivellement social. A· une époque où les masses travailleuses (particulièrement le prolétariat industriel grandissant) paraissent porter en elles le plus grand potentiel révolutionnaire, la tentation est grande de voir dans cette armée de pauvres une force qui écartera du chemin tous les obstacles historiques. C'est d'ailleurs là le seul lien concret qui rattache alors le révolté intellectuel à l' opprimé social. Le communisme et l'anarchisme n'ont aucune relation intrinsèque avec la cause des masses ; bien peu nombreux semblent être ceux de leurs adeptes qui sont, ou seront, gagnés à la cause par un intérêt primordial et pressant, ou par une sympathie bien décidée à l'égard des exploités. Cependant, le mécontentement qui se fait jour dans les faubourgs ouvriers, joint à l'exaltation romantique des vertus populaires, conduira les agitateurs communistes à se tourner vers le prolétariat, fossoyeur en puissance de l'ordre existant. Les <c barbares de l'intérieur>> En 1831 éclate un soulèvement désespéré des canuts lyonnais, vite réprimé par la force. L'Europe s'émeut et s'étonne : car la révolte sociale ne s'est accompagnée d'aucune revendication politique caractérisée. Les ouvriers, dans leur fatalisme terrible, n'ont demandé à grands cris que la mort ou la possibilité de vivre par leur travail. Par une formule qui fera fortune, le critique et journaliste Saint-Marc Girardin (sans exprimer à leur égard ni haine ni mépris) a comparé les révoltés aux envahisseurs barbares demeurés étrangers à la cité romaine dont ils ont consommé la chute. 7 Cette expression. paraissant appropriée aux circonstances sera. reprise par d'innombrables a:uteurs, en France et en Allemagne, pendant les yingt années qui suivront ; ceux qui voient dans la menace d'une révolution prolétarienne un avertissement pour la société existante et pour la civilisation elle-même l'utilisent à titre descriptif ; cet· avertissement, les amis des travailleurs le relèvent comme un défi ; ils s'indignent du nom de « barbares » jeté aux victimes d'un ordre injuste, y voyant une preuve de la férocité méprisante des classes favorisées. Bientôt se multiplient les études consacrées aux raisons d'être du conflit social. Des individualités courageuses prennent en main la cause des masses. Lamennais, qui s'est acquis une r·'• Expression tirée du sonnet de. Wordsworth à Haydon : This world is too much with us... ,,_ N. du T. 7. Saint-Marc Girardin, Souvenirs et réflexions politiques d'un journaliste (Paris, 1859), pp. 143-144. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ·réputation mondiale comme champion du catholicisme ultramontain, puis du catholicisme libéral, s'empare du thème prophétique de la paupérisation générale. Après sa rupture avec Rome, il devient farouchement démocrate et, en fin de compte, v,aguement communiste dans un sens chrétien. Ecrivant en 11837, il présente l'histoire des hommes comme celle d'un éternel conflit entre les opprimés et les oppresseurs ; de tout temps, les nations ont été divisées en deux classes, les possédants et les gouvernants d'une part, et les travailleurs de l'autre. 8 La faim met le prolétariat dans la dépendance complète du capi~ taliste ; il n'y a pour lui aucune garantie réelle de liberté personnelle. 9 Sur un ton moins oratoire, Louis Reybaud, dans ses Etudes sur les Réformateurs (Paris, 1835), fait connaître l'existence des diverses écoles socialistes, et en vulgarise l'enseignement. De nombreux autres ouvrages, comprenant plusieurs histoires de la classe ouvrière, renforcent l'intérêt du public pour la condition des travailleurs. En Allemagne, l'étude mémorable de Lorenz Stein, basée sur une enquête menée en France et partiellement tirée de Reybaud, retient l'attention du grand public. 10 Stein assure que l'ère des révolutions politiques en France est terminée : les nouveaux bouleversements seront essentiellement sociaux. Selon divers témoignages, cette thèse orientera l'attention de plusieurs révolutionnaires en puissance ; ils verront dans la « question sociale» un champ d'action particulièrement fertile. Il est avéré que Marx lui-même fut fortement influencé par l'ouvrage de Stein. L'accouchement du monde nouveau Ainsi, certains courants de pensées, qui s'orientent vers le triomphe des masses et vers l'avènement ultérieur d'une société radicalement nouvelle, obtiennent dès 1845 une audience européenne dans les milieux intellectuels et artistiques. L'idée prévaut que la lutte des classes est un facteur décisif des révolutions et des ·changements historiques. Un autre lieu commun de l'époque, c'est l'idée du Progrès réalisé à travers de dramatiques et sanglants conflits. Les convulsions nées du heurt des contraires sont romantiquement assimilées aux souffrances de l'enfantement, tourments indispensables à la naissance d'une réalité plus haute. Après le combat nécessaire entre la bourgeoisie éclairée et le féodalisme, viendra la révolution des masses (particulièrement du prolétariat industriel), qui mettra fin au libéralisme bourgeois ; et le drame 8. Lamennais,. « Du Peuple » (1837), · dans Du Passé et de /'Avenir du Peuple (Paris, 1877), p. 166. 9. Lamennais, « De !'Esclavage moderne » (1837), ibid., p. 139. , .. 10. L. Stein, Der Sozialismus und Communismus im heutigen Frankreich (Augsbourg, 1842). Deux autres éditions furent publiées au cours de la même déceiµlie.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==