138 califes contre califes : depuis la mort de Mahomet, Ali et ses descendants intriguent contre le califat de Médine, combattent les Oméyyades, défient les Abbassides, tandis qu'un Oméyyade rescapé offre un prétexte de ralliement à l'émirat de Cordoue, qui deviendra un califat maure indépendant. L'anarchie arabe Dans tout cela, même aux moments les plus prospères, pas de pouvoir central, sinon en théorie. Les chefs qui se maintiennent le plus longtemps sont ceux qui comprenn~nt la tumultueuse impuissance arabe et massacrent le mieux leurs frères bédouins. En vérité, les Arabes conquérants se sont littéralement entr'égorgés : c'est un peuple mort depuis un millénaire. Dans le présent ce n'est qu'un mirage, d'ignorance européenne, de vanité · levantine, de présomption musulmane ; les familles qui descendent authentiquement de ces Arabes sont certes plus rares dans le monde que les familles françaises « remontant aux Croisades ». Les dynasties les plus solides furent celles qui capitulèrent devant les forces indigènes. Les derniers Oméyyades de Damas tentèrent imprudemment de fonder un État arabe et en furent punis par l'hostilité générale, puis l'extermination. C'est que sous la domination arabe au Levant, des environs de 640 au début du VIIIe siècle, l'administration, comme les autres activités civilisées, restait essentiellement indigène de personnel et de langue. Les Oméyyades Abd el-Malik (685-705) et Walid (705-715) furent les premiers à battre monnaie arabe; ils s'efforcèrent, au milieu des révoltes, à mettre la main sur les rouages administratifs et introduisirent l'arabe dans les affaires : l'état devenait bilingue ou trilingue dans chaque province, multilingue dans l'ensemble. Résultat : recrudescence d'anarchie, de 615 à 724, présageant la fin ; elle eut lieu au bout d'une vingtaine d'années, après une accalmie toute relative au début du règne de Hichâm (724-743). Ensuite, les Abbassides mi-arabes mi-persans dont le califat, légitimiste à rebours, réincarnait a théocratie sassanide) furent, tous, les prisonniers de leurs partisans et conseillers iraniens, avant de devenir les captifs de leurs propres esclaves ou mercenaires, les soudards et émirs turcs. Tous, même le prestigieux contemporain de Charlemagne, Haroun er-Réchîd, 15 dont la capitale porte d'ailleurs un nom persan : Baghdad 16 • Il en fut de même, dès le début, dans l'Occident africain et maure. L'islam international Bref, les partis arabes et les mots d'ordre musulmans furent accaparés par les indigènes, en servant 15. Ce qui se traduit prosaïquement par «Aharon !'Orthodoxe ». 16. «Dieu-donnée » : appellation de la bourgade préislamique sur le même site, qui éclipsa celui, officiel, de la métropole (Dar-es-Salâm, << Demeure de Paix» en arabe). BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL. d'expression à des cultures, tendances, rivalités locales ou internationales de nature non arabe. Ainsi le chiisme, comme le kharédjisme, triompha par et pour les Berbères ou les Persans; et cela est vrai de la plupart des variétés multiformes et incompatibles d'islam. Ce qui émergea, ce furent les anciens groupements ethno-géographiques Espagne, Maroc, Tunisie, 17 Égypte, 18 Levant syro-palestinien, 19 Mésopotamie haute et ·basse, 20 Perse et Khorassan iraniens, 21 Inde du Punjab, etc. - affectés superficiellement par l'épisode bédouin ; ou des formations nouvelles, indépendantes de cet épisode - les empires berbères et turcs notamment. Contrairement à l'opinion vulgaire, l'islam, loin de signifier l'arabisation de l'Orient et de l'Afrique, a été leur méthode pour se débarrasser des Arab_es. On ne saurait trop y insister : l'islamisation, ce fut la conquête de l'islam par une majorité allogène très vite écrasante. Dès avant la fin des conquêtes arabes, cent ans après l'Hégire, les convertis non arabes, qt1oique encore en minorité dans la plupart des pays (ainsi au Levant), y étaient déjà bien plus nombreux que les immigrés d'origine bédouine. Aujourd'hui, les Bédouins et Arabes plus ou moins déclarés représentent moins de 2 %, et les musulmans arabophones de tous dialectes, moins de 15 % de l'islam, qui compte quelque 350 millions d'âmes dans le monde. 22 Cette islamisation, ce ne furent pas les Arabes mais bien leurs vassaux et concurrents qui l'imposèrent. Sous Abou-Bekr et Omar, les Bédouins voulaient tondre le monde entier, et non le convertir; les califes de Damas tentèrent d'enrayer, non d' encourager les conversions. Ils avaient pour cela d'excellentes raisons : intérêts fiscaux (le musulman était en principe exempt de toute taxation, puis ne paya que l'impôt foncier), égoïsme de classe, crainte justifiée de perdre/la réalité du pouvoir. Rien n'y fit : ceux qui v6ulaient échapper au tribut; jouir de privilèges ou participer au jeu politique, tous les médiocres, les cyniques et parfois les patriotes, « se résignèrent» à une religion, d'ailleurs de pure forme, encore vierge de contenu spirituel, . étrangère déjà à l'Arabie, prête à recevoir n'importe quelle croyance et à se modeler selon les besoins de n'importe quel climat. Sélection à rebours, qui 17. Espagne : l' «Andalousie » au sens étendu, donc la plus grande partie de la péninsule ibérique. - Maroc : Maghreb-el-Aqsa, i. e. «!'Extrême Occident ». - Tunisie : plus exactement Ifriqiya, une «Afrique » au sens restreint, i. e. les anciens territoires carthaginois en Tunisie et Tripolitaine. 18. Misr, qui est son appellation sémitique dès la fin de l'âge du bronze. 19. Con1pris dans le Châm ou «Nord» des Arabes. 20. Haute Mésopotamie : Djézi'ré, «territoire » limité par la boucle de !'Euphrate et le Tigre moyen. - Basse M~sopotamie : Iraq arabi, pays anciennement « iranien », mais «de langue arabe»; par opposition à Iraq adjémi, « Iran » occidental, mais «de langue étrangère » à l'arabe. 21. Khorassan : Iran «Oriental» en persan; il débordait sur le Turkestan et l'Afghanistan actuels. · 22. L3 moitié de l'Afrique, la plus grande partie de l'Asie Occidentale et Centrale, une partie de l'Asie Méridionale avec l'Insulinde, des groupes en Extrême-Orient, en Russie d'Europe et aux Balkans.
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