Le Contrat Social - anno II - n. 3 - maggio 1958

revue liistorique et critique Jes /aits et des idées MAI 1958 - bimestrielle - Vol. II, N° 3 B. SOUVARINE........ . LÉONDŒRY ......... . A. G. BORON........... . SIDNEYBOOK ........ . Autourdu '' sommet '' Marxet Gandhi LesArabesdepuisl'islam Perspectivesd'évolution L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE NAOUM IASNY ......... . JAN WSZELAKI ........ . L'agriculture soviétique Le chômage dans les pays communistes PAGES OUBLIÉES PHILIPPEBUONARROTI AUGUSTEBLANQUI .... Observationssur Robespierre Notes sur Robespierre QUELQUES LWRES B. N1coLÂÎEVS:KI Mouvementsouvrierset socialistes(Chronologieet bibliographie). La Russie, d' Eugène Zaleski.- Michel CoLLINE:T Le Syndicalisme.Une philosophie du travail, de Frank Tannenbaum. -Hans KoHN: GermanRule inRussia, d'Alexander Dallin. - Robert PETITGAND: Histoirede Francepar leschansons.La Révolution, de Pierre Barbier et France Vernillat. - Paul BARTON: Rémunérationet niveaudevie dans les kolkhoz, d'Henri Wronski. CORRESPONDANCE L'Université et l'idéologie • Les obsèques de Plékbanov INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino Bianco

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revue historique et critique des faits et Jes idées MA 1 19 S8 - VOL. Il, N ° 3 SOMMAIRE Page B. Souvari ne. . . . . . AUTOUR DU " SOMMET " . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 5 Léon Emery ...... · MARX ET GANDHI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 A. G. Horon . . . . . LES ARABES DEPUIS L'ISLAM. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Sidney Hook . . . . . PERSPECTIVES D'ÉVOLUTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 l'Ex.périence communiste Naoum lasny . . . . . L'AGRICULTURE SOVIÉTIQUE....................... 152 "' Jan Wszelaki •••• LE CHOMAGE DANS LES PAYS COMMUNISTES ... 159 Pages oubliées Philippe Buonarroti OBSERVATIONSSUR ROBESPIERRE. . . . . . . . . . . . . . . . 165 Auguste Blanqui . . NOTES SUR ROBESPIERRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170 Quelques livres B. Nicolaïevski.. . . . • MOUVEMENTSOUVRIERSET SOCIALISTES (Chronologie et bibliographie). LA RUSSIE, d'EUG~NE ZALESKI . . . . . . . . . . . . . . . . . 172 Michel Collinet • . . • • LE SYNDICALISME.UNE PHILOSOPHIEDU TRAVAIL, de FRANK TANNENBAUM . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 1 Hans Kohn . • • • • • • . . GERMANRULEIN RUSS/A, d' ALEXANDER DALLIN. . . . . . . . . . . . 1 7 6 Robert Petitgand . . . . HISTOIREDE FRANCEPAR LES CHANSONS. LA RÉVOLUTION, de PIERRE BARBIER et FRANCE VERNILLAT . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7 8 Paul Barton • . . . • . . . RÉMUNÉRATIONET NIVEAU DE VIE DANS LES KOLKHOZ. LE TROUDODEN, d'HENRI WRONSKI . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . 1 79 • Corres.pondance L'UNIVERSITÉ ET L'IDÉOLOGIE . • . . . . • • • . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 1 LESOBS~QUES DE PLÉKHANOV. • . • • . • . . . . . . • . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8 3 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco •

, OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy: Histoire des Idées sociales en France T. I. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-19 50-19 54. Léon Emery: Richard Wagner, poète mage Lyon, Les Cahiers Libres, 37, rue du Pensionnat. Raymond Aron: Espoir et peur du siècle (ESSAISNON PARTISANS) Paris, Calmann-Lévy, éditeurs. 19 57; Denis de Rougemont: L'Aventure occidentale de l'homme Paris, Éditions Albin Michel. 19 57. Lucien Laurat: Problèmes actuels du socialismé Paris, Les lies d'Or. 195 5. A. Rossi: Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 19 57. Branko Lazitch: Tito et la Révolution yougoslave (/937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINIS~ Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Sérant: Où va la droite ? (COLLECTIONTRIBUNE LIBRE) Paris, Librairie Pl~n. 1958. ROGERCAILLOIS esieuxet es ommes (lemasquet levertige) 1 vol. 7 50 fr. Biblioteca Gino Bianco •

rev11eltistorique et critique des faits et des idées MAI 1958 Vol. II, N° 3 AUTOUR DU << SOMMET >> par B. Souvarine LE POUVOIR soviétique déploie sur la scène internationale une activité inlassable, débordante, pour imposer ses vues en matière néo-diplomatique de « conférence au sommet», ce jargon de date récente ayant le sens d'une rencontre de chefs d'État. Il multiplie les initiatives de toutes sortes, captieuses ou insolentes, afin de s'attribuer comme victoires politiques tant l'acceptation de cette conférence, dans son principe, que ses résultats pratiques à venir. Il ne dissimule même pas ses intentions de refuser toute discussion des sujets qui intéressent ses interlocuteurs éventuels ni ses prétentions d'exploiter la circonstance à ses fins particulières, lesquelles contredisent en tous points celles des pays libres (libres de ne pas reconnaître en Staline ou Khrouchtchev le guide de l'humanité pensante). On ne voit donc pas la moindre raison de déférer à ses exigences, alors que les raisons abondent en sens contraire. Néanmoins il semble admis partout dans les sphères officielles que cette conférence « au sommet » soit inévitable, quelque déplorables ou désastreuses qu'en puissent être les conséquences prévisibles. Le seul argument trouvé pour justifier une résignation aussi peu justifiable est que l'opinion publique ne comprendrait pas un refus de discuter et l'interpréterait comme dommageable aux relations pacifiques entre nations séparées par des malentendus. Ainsi les démocraties qui se disent fondées sur une opinion publique Biblioteca Gino Bianco consciente et éclairée s'avouent incapables de l'instruire, de la convaincre, et donnent cause gagnée d'avance à leur ennemi totalitaire sans scrupules. On ne saurait imaginer déchéance intellectuelle et morale plus prof onde que cette abdication devant le mensonge et la démagogie dont Staline et ses successeurs ont toujours fait preuve. Quant au refus de discuter, il n'a jamais existé que dans la propagande trompeuse qu'il s'agit précisément de percer à jour : depuis quarante. ans, les pays dénoncés comme capitalistes et impérialistes ne cessent, en fait, de discuter avec les communistes. Il y avait des ambassadeurs à Pétrograd, puis à Moscou, pendant la révolution pour laquelle le président Wilson n'hésitait pas à ma nifester avec éclat sa sympathie confiante. La suite ne dépendait pas exclusivement des États défiés par le bolchévisme qui préconisait alors la transformation de la guerre « impérialiste » en guerre civile universelle, le renversement de tous les régimes établis et l'instauration d'une soi-disant dictature du prolétariat. Le « cordon sanitaire» de Clemenceau ne fut en réalité qu'une formule vaine, comme avait été dérisoire le simulacre d'une intervention militaire en Russie, tendant à maintenir le front oriental contre l'Allemagne impériale, même en accord avec les bolchéviks : Lénine et Trotski, un temps, consentirent à se prêter à un tel accord, de même qu'ils voulurent à certain moment reconnaître les dettes du tsarisme, choses bien •

126 oubliées par les politiciens qui, à l'époque, ne surent ni s'entendre avec le nouvel État, ni le combattre de manière sérieuse. Dès 1922, Lloyd George prenait l'initiative de la conférence de Gênes, la première de ces foires diplomatiques contemporaines, tapageuses et stériles, donc nuisibles, que l'on appelle à présent« conférences au sommet». Tchitchérine et Rathen.au en profitèrent pour conclure le traité de Rapallo, au grand désarroi des ministres de !'Entente, et Lloyd George qui se croyait très astucieux resta le dindon de la farce. Son fâcheux exemple et le fiasco de sa conférence n'ont servi de rien à ses successeurs, travaillistes ou conservateurs, qui s'obstinent à spéculer sur des conférences analogues au bénéfice exclusif des communistes, les seuls à savoir ce qu'ils veulent et à le vouloir avec persévérance, les seuls aussi à mettre en œuvre les moyens appropriés à leurs fins. Depuis Gênes, les contacts et les rapports se sont multipliés entre le pouvoir soviétique et le monde extérieur. Toutes les nations ont reconnu de facto, puis de jure le nouveau régime et ont envoyé à Moscou leurs ambassadeurs, ministres et consuls. Dans toutes les capitales, il y a des représentations diplomatiques, commerciales et pseudo-culturelles de l'Union soviétique. Il y a aussi des délégations communistes aux Nations Unies, comme il y en eut une à la Société des Nations. Où donc est le refus de discuter? On a au contraire trop parlé, mais précisément pas un langage que les communistes soient capables de comprendre. Successivement Mustapha Kemal, Mussolini et Hitler avaient, en peu d'heures et encore moins de paroles, traité avec Moscou à leur satisfaction commune. Pour s'en tenir aux Américains et aux quinze dernières années, il est constant que depuis les conversations de Téhéran entre Roosevelt et Staline, trois présidents des États-Unis et six secrétaires d'État ont négocié avec le gouvernement soviétique en dix-neuf circonstances et ont conclu quarante accords sur lesquels trentesept sont considérés à Moscou comme chiffons de papier. Qui donc ose parler d'un refus de discuter? « La morale communiste se fonde sur la lutte pour le renforcement et la réalisation du communisme », a dit Lénine, interprété en ces termes sous Staline : « Du point de vue communiste n'est moral que ce qui contribue à anéantir l'ancien monde d'exploitation et consolide le nouveau systèm~socialiste » (Dictionnaire philosophique, Moscou, 1952). On ne saurait exiger des tenants de tels principes le respect des engagements pris, mais il faut savoir avec qui l'on discute, avec qui l'on ne refuse pas de BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL discuter. Il faudrait savoir aussi comment on devrait prendre part à ce genre de discussions, tant «au sommet » qu'à la base. En 1950, la Commission des affaires étrangères de . la Chambre des représentants à Washington s'est livrée à une enquête consciencieuse sur la conduite des dirigeants soviétiques dans les affaires internationales. Son rapport, Background Information on the Soviet Union in International Relations, n'est qu'une longue nomenclature des violations de contrats dont, à cette date, les maîtres de l'Union soviétique s'étaient rendus coupables. Un représentant démocrate, Louis B. Heller, de Brooklyn, a fait consigner au CongressionalRecord du 7 juin 1951 une série d'observations pertinentes, dans le même sens. Sous le titre «Accords, pactes et traités violés par l'URSS, faits et références », on peut lire dans le Bulletin de l'Association d'Études et d' Informations internationales (n° 59 de janvier 1952) un résumé saisissant de ces reniements de la signature communiste. Plus récemment, en 1955, une étude bien documentée de la sous-commission sénatoriale pour la Sécurité intérieure, à Washington, portant sur un millier de traités conclus par Moscou, prouvait que le gouvernement soviétique « a violé sa parole envers tout pays auquel il avait donné une promesse signée». Une nouvelle conférence «au sommet » ou ailleurs ne pourra qu'allonger la liste. En effet, les dirigeants soviétiques n'ont aucune raison de renoncer à la moindre de leurs conquêtes, de leurs ambitions ni de leurs manœuvres. Ils 0nt au contraire maintes raisons de se croire dans la bonne voie conduisant à la domination de la planète. Toutes les complaisances, les concessions obtenues en Occident - et en Orient - les confirment dans cette certitude : ils appellent cela le sens de l'histoire. · Les multiples déclarations que corroborent les actes des successeurs de Staline affirment la même volonté de puissance, un impérialisme que rien ne limite, sauf le risque d'une guerre impliquant du danger pour leur régime. A quoi il est vain d'opposer des sermons, des gages de bonne volonté, un esprit de conciliation qui sont nécessairement interprétés comme des signes évidents de décadence irrémédiable. La seule façon d'inciter les communistes à réviser leurs théories conquérantes et leurs pratiques .malhonnêtes serait de leur opposer une résolution laconique de n'accepter les unes ni subir les autres, tout en réfutant sobrement leurs sophismes, en dénonçant froidement leurs turpitudes, devant cette opinion publique proclamée souveraine mais abandonnée jusqu'à présent

B. SOUV ARINE à une propagande à sens unique. C'est ce que les gardiens élus de la démocratie et les zélateurs de la libre entreprise s'abstiennent de faire. Les dirigeants soviétiques entretiennent dans le monde un état dit de «tension» qui crée une alerte permanente, motive de monstrueuses dépenses d'armements et auquel il s'agit, dans l'esprit des Occidentaux, de substituer une phase dite de «détente». Or les termes de « tension » et de « détente » n'ont nullement, en l'espèce, leur signification habituelle impliquant soit des torts plus ou moins réciproques, soit la possibilité d'une entente par suite de renoncements mutuels. L'hostilité systématique du communisme actuel envers les nations indépendantes ne désarme pas devant des gestes amicaux ou des marques de bienveillance où il ne voit que preuves de faiblesse d'une société historiquement condamnée ; il y puise plutôt un surcroît de conviction quant à l'issue de la << lutte finale », et par conséquent des motifs supplémentaires de persévérer dans sa stratégie générale. Les représentants des peuples démocratiques sommés de participer à la « conférence au sommet » n'y changeraient rien par des concessions nouvelles et, d'ailleurs, ne sauraient plus rien concéder sans trahir les intérêts dont ils ont la charge. La partie adverse n'a que des exigences insatiables et impossibles à satisfaire, même partiellement, sans renoncer aux mesures défensives qu'une menace perpétuelle rend des plus légitimes. Cette situation ne laisse place à aucun malentendu et n'implique ni paix, ni guerre. Une conférence de plus ne supprimera pas les effets alors que subsistent les causes. H. Truman reconnaissait en 1951 que les traités signés par l'Union soviétique ne valent pas le prix du papier sur lequel ils sont écrits ; c'était évident bien avant cette date. Aucun fait nouveau ne permet d'escompter un changement pour le mieux à cet égard ni par conséquent de se prêter à une nouvelle négociation turbulente avec quelque chance d'en tirer un résultat positif. Il est vrai que les budgets militaires pèsent d'un poids accablant sur l'économie des pays intéressés et qu'un accord permettant de les réduire serait profitable surtout à la population soviétique dont le niveau de vie se ressent particulièrement des dépenses pour l'industrie lourde : le raisonnement a beaucoup servi aux zélateurs occidentaux de la « conférence au sommet », mais il postule un souci du bien-être de la population soviétique peu compatible avec l'exploitation de l'homme par l'homme en vigueur sous le système prétendu communiste, où la nouvelle classe possédante se satisfait de rendement et de discipline. Tous les peuples Biblioteca Gino Bianco 127 bénéficieraient d'une réduction des armements ; les disciples de Staline ne peuvent donc pas la vouloir. S'ils la voulaient, rien ne les empêche de la réaliser pour leur compte et ainsi de la susciter automatiquement dans l'alliance atlantique où l'on n'attend rien d'autre. Ils n'ont pour cela nul besoin de conférence. Une « conférence au sommet » leur est utile, non pour commencer à désarmer, non pour « défendre la paix » (formule de propagande charlatanesque, vide de sens), non pour réaliser une «détente» (laquelle ne dépend que d'eux), mais pour exercer plus intensément leur chantage habituel, diviser si possible les partenaires de l'alliance occidentale, extorquer des avantages en échange de paroles f allacieuses et se prévaloir urbi et orbi de nouveaux succès dans la guerre froide. Une paix réelle les priverait du seul prétexte, le péril extérieur, par lequel ils motivent l'oppression et les privations que doivent endurer les peuples soviétisés sous leur despotisme. Un revirement sincère dans leur politique internationale se traduirait spontanément en rapports normaux par l'intermédiaire naturel des ambassadeurs. J L NE MANQUE pas d'esprits clairvoyants pour comprendre ces choses et notamment aux ,. Etats-Unis où ils s'efforcent, par de judicieux avertissements, de mettre en garde un gouvernement trop enclin à subir la pression de l'opinion publique abusée ou l'influence d'alliés pusillanimes au lieu d'exercer son leadership sur l'une et sur les autres. Parmi eux se distingue le professeur et philosophe Sidney Hook dont certaines réflexions pertinentes (New Leader du 7 avril) méritent la plus large audience. La politique étrangère américaine, écrit-il en substance, est en crise ininterrompue depuis la guerre et ses erreurs accumulées proviennent tant d'une incapacité de saisir la nature du danger communiste que d'un désir de paix à tout prix prédisposant à la coexistence pacifique prônée par Moscou (cela vaut pour la France et l' Angleterre aussi, plus responsables encore de ces erreurs, car moins excusables que l'Amérique de méconnaître le communisme stalinien). Cette politique étrangère purement défensive est tissée d'improvisations tardives qui ne font que répondre mollement aux initiatives incessantes de l'ennemi. Jamais l'Amérique n'a réellement pris d'offensive psychologique ou politique (dont pourtant il a été si souvent question). Elle se borne à plaider le statu quo, même quand le statu quo est en train

128 de changer. Sa politique de « containment » n'a rien contenu, sa politique de libération n'a libéré .personne. La rhétorique diffère des démocrates aux républicains, mais la stratégie reste essentiellement invariable, de Roosevelt à Eisenhower, avec des alternatives de timidité et de bravades. S. Hook discerne deux aberrations majeures dans la série qu'il critique. La première consiste à sous-estimer l'idéologie communiste qui détermine l'attitude soviétique. Cette idéologie explique pourtant l'hostilité implacable, l'incessante guerre de nerfs, guerre de mots, guerre par les armes en l'absence de risque, à laquelle il importe de faire face. Elle explique en outre pourquoi et comment le slogan de la « coexistence pacifique » masque d'innombrables campagnes de pénétration, d'infiltration, de subversion par lesquelles se poursuit partout le travail communiste de sape et de mine. La seconde aberration consiste à ne pas comprendre que l'Union soviétique, nonobstant le dogmatisme des chefs, ne veut pas d'une guerre générale : elle ne demande qu'à s'implanter là où se crée un vide, mais se replie chaque fois qu'un conflit risque de se généraliser. On ne saurait donc l'entraîner dans une guerre à son corps défendant, comme l'ont prouvé les vaines provocations japonaises et hitlériennes avant 1940. Elle ne peut envisager pratiquement une perspective de guerre où la victoire même ne lui permettrait pas de survivre. Partant de ces considérations nécessaires, S. Hook préconise une politique étrangère très discutable qu'il croit cap al,le de contribuer à la libération de l'Europe ce11trale et orientale. On n'en traitera pas ici, car aucune politique efficace n'est concevable sans connaissances solides, sans principes inspirateurs, sans moyens de les mettre en œuvre. Or ces connaissances, ni ces principes, ni ces moyens n'existent dans les sphères dites supérieures de la coalition atlantique. La puissance industrielle et balistique des Américains écarte toute éventualité de guerre intercontinentale en dissuadant les communistes de poursuivre leurs conquêtes en Occident par les armes. Mais dans la guerre politique qui bat son plein, et dont la « conférence au sommet »n'est qu'un récent épisode, les démocraties bourgeoises restent passives, toujours en retard d'une idée, toujours prises au dépourvu, toujours résignées à ne rien faire. A peine si l'instinct de conservaBibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL tion leur dicte parfois une méfiance purement négative qui freine la tendance à s'incliner devant les injonctions de· Staline et de ses , . ep1gones. Par chance, ces derniers ne facilitent pas les choses à force d'ambitions intransigeantes qui compromettent leurs manœuvres. Selon le mot du poète, ils ne savent pas jusqu'où ils peuvent aller trop loin. Leur maîtrise relative sur le plan de la politique vulgaire tient, certes, à l'absence de scrupules mais surtout· à une tension acharnée vers le but à atteindre : ils ne pensent qu'à dominer, à s'agrandir, à nuire aux adversaires déclarés ou potentiels. Un immense «appareil» de spécialistes, d'auxiliaires professionnels de toutes sortes travaille sans arrêt au service de leur stratégie, de leurs tactiques, de leur organisation tentaculaire adonnée tout entière à la même tâche. Tout ce que la science et la technique modernes offrent de moyens d'information, de transmission, de coordination, de diffusion est mis en œuvre pour centupler l'efficacité de cette action protéiforme qui dispose par surcroît de ressources matérielles incomparables. A quoi s'ajoute le concours bénévole de presque toute la presse et la radio occidentales dont l'humanitarisme s'applique à favoriser la cause la plus inhumaine. Au regard de cette monstrueuse entreprise sans précédent historique, les défenseurs des civilisations traditionnelles et apathiques font encore figure d'amateurs peu aptes à se mesurer avec de tels antagonistes. Leurs bonnes intention ne ~uppléent pas au savoir, à la méthode, aux organes cg.mpétents, à la stabilité dans l'effort et à la continuité de vues nécessaires en pareille circonstance. L'hypothèse d'une guerre atomique étant exclue, ils ont à s'équiper de toutes manières pour mener la guerre politique inexpiable que Staline a commencée, que ·Khrouchtchev continue. Ils doivent enfin prendre au sérieux les avertissements communistes qui, dépassant « l'encerclement capitaliste » fictif du passé, proclament l'encerclement pseudo-socialiste réel du présent, l'investissement inexorable du monde plus ou moins libre. A défaut, ils décevront une attente universelle et n'iront péniblement « au sommet » que pour tomber de plus haut. B. Souv ARINE . .

GANDHI ET MARX par Léon Emery LE LIVRE de !'Hindou Corvesal dont nous venons de reprendre le titre* n'est pas par lui-même d'une extrême densité, encore que son intérêt soit fortement augmenté par l'adjonction de deux longues préfaces, l'une de Lanza del· Vasto, l'autre de Vinoba; mais il a le grand mérite de faire voir en une perspective simple et claire un des problèmes majeurs de notre temps, problème qui d'ailleurs nous touche plus directement que, d'emblée, nous ·ne sommes tentés de le croire. Au lendemain de sa libération, l'Inde bénéficiait d'une autorité morale et d'un prestige dont il n'est pas sûr qu'ils aient entièrement subsisté ; on se demande aujourd'hui, non sans anxiété, ce que sera son destin, sur quelle pente glissera l'énorme masse famélique que le régime actuel s'efforce d'arracher à sa misère et à sa passivité ; on ne se dissimule pas que de son choix, ou du choix que le sort fera pour elle, dépendra peut-être l'équilibre du monde moderne. Mais cela, pour être bien compris, exige un bref retour sur le passé. Les traits originaux de l'univers hindou sont connus ou soupçonnés, même du grand public ; on sait qu'il fait vivre très péniblement sur un sol mal cultivé une population fourmillante, ligotée depuis des siècles dans la prison des castes, piétinée par bien des envahisseurs, exploitée par les princes et les usuriers, installée dans sa torpeur, sa faiblesse et sa pauvreté. Mais il faut se hâter d'ajouter que de ce terreau informe et noir sont sorties les fleurs admirables d'une très haute vie spirituelle. Nul doute que l'Inde ait été, en compétition avec l'Orient • Krishorlal Mashrouwala: Gandhi et Marx. Paris, Dcnoël. Biblioteca Gino Bianco méditerranéen et l'Occident chrétien, le berceau des plus nobles spéculations religieuses et philosophiques. Il va sans dire qu'elles furent l'œuvre d'une élite, mais elles restèrent en harmonie avec les croyances populaires qu'elles purent ainsi efficacement moraliser, éclairer d'un rayon d'en haut. Qu'il en soit résulté confirmation du fatalisme hindou, dédain de l'action et de la science positive, préférence accordée au rêve et à la contemplation, on le peut soutenir, tout en rendant hommage à la fécondité d'une influence éducative sans laquelle la vie indienne n'aurait été qu'un douloureux cauchemar peuplé de tigres et de serpents. Sans référence constante à ce climat religieux, la prodigieuse histoire de la révolution gandhiste demeurerait inintelligible. On ne commence à la comprendre qu'en pensant à l'époque où saint Bernard soulevait les foules et les lançait dans l'exaltante aventure de la croisade. Encore Gandhi agissait-il dans des conditions plus défavorables que celles dont l'abbé de Clairvaux avait dû tenir compte, car il ne disposait pas du soutien d'une Église organisée et prêchait d'autre part une croisade désarn1ée, réduite au sacrifice volontaire de la liberté et de la vie. Il convient ici de se demander si un maître implacable n'aurait pas pu noyer dans le sang l'insurrection de la non-violence et de rendre justice aux Anglais, somme toute modérés et cléments, bien éloignés de l'état d'esprit qui leur fit férocement écraser la révolte de 1856. Quoi qu'il en soit, les paroles, les jeûnes expiatoires et le rouet de Gandhi, moyens d'action dont riaient les réalistes et les sceptiques, fomentèrent une révolution nationale dont l'ampleur et la

130 pureté commandent le respect, surtout quand on la compare à ses hideuses sœurs de Russie ou de Chine. Une des plus grandes victoires morales que l'on ait jamais vues s'était sous nos yeux inscrite dans les faits. Mais rien ne va sur terre sans compromissions ni revers. Notre propos n'est pas d'insister sur l'étrange tracé des frontières du Pakistan, ni sur les risques d'une indépendance totale, peu nécessaire alors que les Anglais se montraient si conciliants. La question décisive était de savoir si le gandhisme, après avoir triomphé par la vertu d'une sainte négation, de la noncollaboration, de la non-violence, de la grève patriotique, du mépris de soi, allait pouvoir diriger la construction d'un État nouveau. Certes, André Philip eut raison de remarquer que, par rapport à la somnolence de l'Inde traditionnelle, la doctrine et la tactique de Gandhi signifient un constant appel à l'héroïsme. Héroïsme passif toutefois, plus proche de celui des martyrs que de celui des conquérants ou des bâtisseurs, capable d'inspirer la désobéissance civile plus que l'édification sociale. Le gandhisme, fortifié plus que diminué par la mort tragique du maître définitivement promu au rang des saints légendaires, était-il porteur d'un programme valable pour l'Inde libre, c'est-à-dire pour l'Inde laissée à elle-même, livrée à ses faiblesses et à ses périls? Il faut répéter qu'un Gandhi est inconcevable en dehors d'une atmosphère toute religieuse ; lui-même est avant tout un croyant naïf et sublime aux yeux duquel tout s'absorbe en la divine unité. Les expressions matérielles et rituelles de la piété populaire, y compris comme on sait le respect des vaches, lui sont chères parce qu'il voit en elles les degrés de l'ascension spirituelle. Cela bien admis, Dieu est évidemment le seul possesseur des biens terrestres dont nous sommes seulement les dépositaires ou les usufruitiers. Il n'en faut pas conclure que tout soit parfait, que tout doive rester immuable, mais que la répartition et l'usage de ces biens dépendent pour ainsi dire d'un accord préalable avec Dieu, accord qui de la part de l'homme ne peut être qu' obéissance à l'impératif moral. Qu'il s'agisse donc d'émanciper les parias ou de lutter contre la misère, le vrai citoyen compte d'abord sur sa bonne volonté, sur sa charité, sur l'exemple qu'il donne; comme le maître, il ne cesse de s'offrir et de travailler plus qu'il n'enseigne, .il n'attend rien de cette fausse Providence, toujours trompeuse, qu'est l'État impersonnel et lointain .. L'action réformatrice, qui exclut toute contrainte et n'use que de la persuasion, s'exerce naturellement de proche BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL en proche à partir d'un centre vivant et dans des limites qui correspondent au pouvoir de chacun. Sa base ne peut être que le village et c'est là que tout commence; si l'on parvient à en faire une communauté fraternelle et courageuse, les associés vaincront la pénurie et n'iront pas se perdre dans l'enfer, dans l'égout des villes surpeuplées. D'un village à l'autre on verra se former des liens qui, sans codification textuelle, définiront des fédérations provinciales. A quoi bon continuer l'analyse? On voit que la doctrine sociale du gandhisme appartient à l'histoire du socialisme utopique. En des termes fort simplifiés nous y retrouvons Fourier, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tolstoï ou même ce que les anarcho-syndicalistes du début du siècle appelaient l'action directe, qui précède et devrait rendre superflue toute législation. Ces similitudes dûment constatées, on n'en est que plus à l'aise pour noter une différence fondamentale qui d'ailleurs est tout à l'avantage de l'Inde. Chez nous la plupart des socialistes utopiques ont cru possible la réalisation de leur Icarie par voie contractuelle, la conscience et la raison dictant son devoir à chacun. C'était beaucoup attendre de la nature humaine et l'on ne peut s'étonner que le résultat ait presque toujours été fort décevant. Le gandhisme s'épanouit au contraire en un climat de spiritualité et d'amour qui lui assure de bien meilleures chances ; l' expérience en témoigne, mais non sans laisser croître au sujet de l'avenir de sérieuses inquiétudes. EN PLEINElutte contre l'occupant britannique, Gandhi n'en avait pas moins accompli une œuvre qu'on peut dire sociale. Ses efforts en faveur des intou,chables, son rôle d'arbitre en différents conflits du travail, sa politique de rénovation de l'industrie artisanale et villageoise disent autant que ses articles coml?ien il tenait compte des besoins matériels et de la vie pratique. Mais c'est au plus grand de ses disciples, Vinoba, qu'a été réservé le soin de poursuivre et même d'amplifier la tâche si bien commencée; dans le livre de son biographe, Lanza del Vasto, ·on prend aisément connaissance de son programme et de sa méthode, tous deux d'une égale simplicité. En somme il s'agit d'obtenir par une prédication itinérante et une collaboration momentanée une réforme agraire qui se ferait village par village sur le principe du libre consentement. Tel un missionnaire parcourant un monde primitif, Vinoba paraît, exhorte, enregistre adhésions, promesses et d~ns, règle les partages,

l.J, EMBRY organise un statut coopératif, puis reprend sa marche. La foi, la charité, sont en chaque circonstance des guides mieux écoutés que le bon sens administratif et la science économique. Après cela il suffit et il importe de préciser que les succès de Vinoba s'étendent à une province d'une superficie égale à celle de la France et se mesurent par des lotissements portant sur des centaines de milliers d'hectares. Sa réforme agraire 5urpasse celle que l'Italie met en œuvre depuis quelques années par des voies qui nous semblent beaucoup plus normales. On s'étonne, on s'émeut, on admire, sans être tout à fait rassuré. Car voici que reviennent les objections trop connues portant contre toute tentative de ce genre. Le miracle peut-il durer? A supposer que tout aille pour le mieux au sein de la communauté villageoise, lui sera-t-il donné de vivre en autarcie, dans l'ignorance volontaire du monde moderne, du monde de la machine? Les relations commerciales les plus humbles, la nécessité de se procurer des outils, ne vont-elles pas provoquer des interventions qui, bon gré mal gré, rattacheront l'îlot gandhiste à des réalités sociales d'une tout autre structure? En fait, d'ores et déjà, l'expérience de Vinoba est aidée, encouragée, donc contrôlée par le gouvernement central ; au fur et à mesure qu'elle se développe, elle s'insère en des systèmes plus complexes, elle commence à dépendre de la loi, des chemins de fer et des télégraphes, elle ne peut plus vivre en une idyllique solitude. Simultanément naît une question dont on devine la forme pressante : ou bien le socialisme utopique démontrera victorieusement qu'il ne l'est pas en se faisant reconnaître par l'Inde entière comme un exemple et un modèle, ou bien il subira le sort commun, sera considéré comme un archaïsme impuissant, fera place à l'un des régimes dont notre époque accepte la loi. Une destinée significative a mis le gouvernement de l'Inde entre les mains d'un autre disciple de Gandhi dont on se demande de plus en plus s'il n'est pas l'apostat couronné. Nous ne cherchons pas à pénétrer dans la conscience de Nehru, encore moins à le juger, mais seulement à comprendre ce qu'il représente dans le cours de l'histoire. Reconnaissons d'abord que nous avons trop concédé au mythe ou du moins à l'idéal en ayant l'air d'attribuer à l'action de Gandhi l'entier mérite d'avoir libéré l'Inde ; c'était passer sous silence le rôle du parti du Congrès, de l'appareil politique proprement dit qui constitue l'armature du nouvel État et dont Nehru est demeuré le chef. Or il va de soi que, dans un pays d'analphabètes et de prolétaires ignorants, ce par" .Q.epeut être Biblioteca Gino Bianco 131 sous des dehors démocratiques qu'une caste des plus restreintes vouée à commander. Qu'elle le veuille ou non, l'élite dirigeante, d'ailleurs dominée elle-même par une puissante personnalité, devient un élément centralisateur et autoritaire. Elle peut d'autant moins éluder cette nécessité qu'elle se trouve constamment aux prises avec le plus angoissant des problèmes, celui que pose un affreux paupérisme qu'aggrave inexorablement la montée de la population. Pour le combattre, on ne voit pas d'autre moyen que de moderniser l'économie indienne ; mais qui ne sait que la création des usines, l'augmentation du nombre des tracteurs, des camions et des trains, la construction des barrages et des centrales électriques, implique l'existence de mécanismes administratifs et sociaux évidemment peu compatibles avec la vie rustique et traditionnelle des communautés gandhistes ? Elles peuvent subsister quelque temps ou même se multiplier encore parce que l'Inde est un univers confus qui résiste à l'unification ; elles n'en sont pas moins sous la menace de radicales et rapides transformations. Il y a pire. En dépit de son étendue, de sa diversité, de la mollesse de ses tissus, de son dénuement physique, l'Inde est en train d'ajuster les cadres qui feront d'elle, à plus ou moins longue échéance, une nation moderne capable comme les autres d'introduire la technique au nombre de ses idoles ou de ses dieux ; sur le chemin de cette évolution, la guette celui qui s'en proclame le bénéficiaire expressément désigné, c'est-à-dire le communisme. Sa thèse . . . ' . pragmatique, sa tactique, consistent a soutenir qu'on ne saurait s'arrêter à des demi-mesures ou à des équivoques ; qu'un parti gouverne au nom du peuple et s'emploie à le tirer de son abjection par le planisme, la machine et l'égalisation des conditions, cela se définit par un nom, par des noms, que la Russie et la Chine arborent comme des drapeaux ; l'Inde n'a désormais qu'à s'inspirer d'expériences colossales dont on prétend qu'elles sont décisives. L'INDE offre ainsi une image à la fois grossie et schématique de nos propres difficultés ; tout s'y présente chez elle en de vastes dimensions, sous des formes ostensibles et presque typiques. Entrée depuis peu dans la vie politique autonome, arrachée à sa léthargie corporelle, il lui faut brftler les étapes et procéder rapidement à des choix décisifs. Au reste, nous voyons déjà que le dilemme posé par le titre du livre en marge

132 duquel nous notons ces réflexions nous enferme en de trop étroites limites ; il convient de le transformer en plaçant Nehru entre Marx et Gandhi, pour autant que nous consentons à lui accorder un caractère éminemment représentatif. Le socialisme qui découle des préceptes de Gandhi peut être dit médiéval ou primitif, à condition d'imaginer un Moyen Age idéal, ou des sociétés primitives telles qu'on les situa au XVIIIe siècle dans les archipels polynésiens; on voit en effet que, pris à la lettre, il abolit l'autorité civile ou du moins la fonde sur l'esprit de coopération. On ne saurait trop admirer dans ces conditions qu'il se soit inscrit dans les faits avec tant d'audace ingénue, qu'il ait pu, ce faisant, conserver une si belle valeur éthique. On assure qu'il continue à gagner du terrain, que les villages communautaires envoient des délégués porter chez d'autres la bonne parole et les instructions pratiques, qu'ainsi le renouveau hindou s'effectue cellule par cellule sans qu'il s'accompagne des meurtrières discordes dont notre histoire nous offre l'affligeant tableau. Il y a là de quoi raffermir l'espérance au cœur de ceux qui soutiennent que l'utopie ne se confond pas nécessairement avec la chimère. Mais le marxiste qui entre en lice avec sa coutumière rudesse a malheureusement la partie belle. Nos auteurs gandhistes, Corvesal avec objectivité, Lanza del Vasto avec plus d'éloquence, Vinoba avec plus de bonhomie, sont d'accord pour voir en lui l'irréconciliable ennemi parce qu'il est essentiellement un despote et un technocrate. Ils n'ignorent pas que le marxisme authentique préconisait la suppression de l'État et le transfert du pouvoir aux collectivités locales, aux soviets ; mais ils ont fort bien compris que c'était là une concession naïve à l'anarchisme utopique et à l'instinct révolutionnaire, ou même, dans bien des cas, une simple ruse tactique, et que la doctrine va dans le sens de l'édification monolithique, fille de la contrainte. Ils déclarent nettement que, selon qu'elle restera fidèle à Gandhi ou prêtera l'oreille à la propagande marxiste, l'Inde conservera ou perdra ,. son ame. Ils ont raison, mais on devine la réponse et quel ton dédaigneux elle doit prendre, même dans la bouche d'un marxiste hindou que nous supposerons le plus honnête homme du monde et non point un agent conscient de l'impérialisme russe ou chinois. Il est d'abord facile de faire observer que l'action de Vinoba et de ses amis _se poursuit grâce à la protection des lois et même à l'appui matériel du gouvernement ; elle ne peut donc avoir qu'un caractère provincial et subalBibliotecaGinoBianco LE ·CONTRAT SOCIAL terne. Que deviendrait-elle s'il lui fallait assumer toutes les tâches et finalement se charger de la direction générale? Soutiendra-t-on sérieusement que quatre cent millions d'Hindous vont s'organiser en d'innombrables communautés volontaires à peine reliées les une3 aux autres par de faibles contacts ? L'argument principal sera tiré en outre de la lenteur des réalisations villageoises et du fait qu'à tous les sens du mot le gandhiste vit en dehors du temps; on lui montrera les foules affamées qui attendent, qui ne peuvent manquer de devenir plus impatientes et plus avides au fur et à mesure qu'elles prendront conscience de leur détresse, on demandera s'il faut leur enseigner la résignation et le permanent recours à l'opium du peuple, on célébrera les succès des grands empires modernes créés en quelques années. Quelle que soit l'efficacité préservatrice dans la société hindoue d'une religiosité dont se pénètre et se spiritualise le socialisme gandhiste, comment la nécessité, le siècle, l'universelle industrialisation, les exemples massifs venus de l'étranger n'exerceraient-ils pas leur submergeante influence? Faut-il donc s'en remettre au système ambigu, hétérogène, instable peut-être, que symbolise la présence de Nehru? La politique de ce dernier n'est pas sans nous gêner, sans encourir les reproches ou les sarcasmes de ceux qui lui trouvent un air de duplicité, voire de tartuferie. Que la personnalité du chef hindou soit assez énigmatique, qu'on ne soit pas toujours satisfait _ni de ses initiatives, ni de ses silences ou de ses complaisances, ,,.cela ne fait pas question ; à travers lui se manifestent avec grandeur tous les périls impliqués par les termes consacrés de neutralisme et de progressisme. L'équité contraint cependant à reconnaître que l'équivoque est aussi dans les choses et que Nehru est au point de rencontre de réalités antithétiques. Bon lettré, il connaît bien la tradition védantique et peut encore s'en réclamer ; intellectuel occidentalisé, féru de modernisme, il s'en est probablement détaché plus même qu'il n'en a conscience. Leader d'un mouvement national, il se dit socialiste à la manière dont on l'est en Europe, ce qui ne l'empêche pas de composer avec la ploutocratie industrielle et technocratique. Adversaire du communisme parce qu'il entend maintenir une suffisante liberté, il est dupe ou complice de sa propagande antiimpérialiste, en sorte qu'on ne sait plus s'il le favorise ou s'il le combat. Il prétend combiner les leço~s de Marx et celles de .Gandhi ; nous croyons avec Vinoba, fils spirituel du Mahatma, que c'est foncièrement illogique et presque

L. EMBRY sacrilège ; mais il se pourrait que l'empirisme politique justifie jusqu'à un certain point ce que réprouvent la raison et le sentiment. Qu'il puisse ou doive en même temps encourager la réforme agraire de Vinoba, faire construire des villes par Le Corbusier, développer les relations , maritimes et bancaires avec les Etats-Unis et l'Angleterre, installer des fonderies que montent des ingénieurs russes, ce sont là des contradictions nées en grande partie de la complexité des problèmes. Qui pourrait se flatter de diriger autrement qu'en tâtonnant et en cherchant sans cesse l'équilibre, cet immense corps inorganique d'une Inde en pleine mutation? Un proche avenir dira sans doute si l'opération est conduite avec doigté, ou bien si elle est vouée à de redoutables convulsions. On voudrait seulement que celui qui la conduit à travers vents et marées soit un peu moins enclin à se draper devant les autres nations dans une vertu qui n'est plus intacte, parce qu'elle tolère chez soi de mouvants et multiples compromis ... CHAQUE GRANDE région de la planète a son destin propre, mais non pas un destin séparé; la lumière se réfléchit de l'une à l'autre. Ces vues sur la réalité hindoue nous ramènent irrésistiblement à notre pays où se posent des problèmes très semblables, très différents, qui mériteraient beaucoup plus qu'une brève allusion. Nous avons dit que le socialisme gandhiste s'explique au sommet par la religion, à la base par l'urgence d'une action commune et libre contre l'intolérable misère. Nous avons vu qu'en lutte contre le marxisme il court pourtant le risque de se perdre en lui, de se laisser attirer et absorber dès l'instant que la similitude des buts immédiats ferait oublier de radicales contradictions. Comment ne pas évoquer le drame du socialisme chrétien d'Occident dans ses rapports avec ce même marxisme cent fois condamné par lui et qui ne laisse pourtant pas de le fasciner ? On sait que les chrétiens, las d'entendre dire qu'ils constituaient une force conservatrice ou rétrograde, qu'ils ne vivaient pas leur foi, qu'ils se mettaient au service des possédants en entretenant la résignation des pauvres, sont entrés dans l'action sociale avec une telle ardeur que leur aile marchante a voulu d'emblée se précipiter vers l'extrême-gauche, pactiser avec toutes les tendances révolutionnaires et modernistes. Dénoncer au nom de l'Évangile l'exploitation de l'homme par l'homme, prêcher le Biblioteca Gino Bianco 133 salut temporel par l'institution d'une société meilleure et, pour tout dire d'un mot, d'une société sans classes, voilà les impératifs auxquels se soumet la généreuse candeur des actuels « progressistes ». C'est dire que sur leur route, et dès les premiers pas, ils ne peuvent manquer de rencontrer le marxisme, et qu'on est tenu de se demander s'ils vont se confondre avec lui comme une rivière se jette dans un fleuve. Qu'il y ait entre le christianisme et le marxisme une théorique et totale incompatibilité, c'est l'évidence ; que cette incompatibilité se soit traduite dans tous les pays où règne le commu- , nisme par la persécution acharnée des Eglises, qui subsistent seulement dans la mesure où force est bien de les tolérer provisoirement, c'est non moins clair. Dans ces conditions, il importe surtout de comprendre par quels faux-fuyants - par quelles équivoques sincères - tant de croyants parviennent à noyer dans une étrange brume mentale des vérités que les décisions pontificales elles-mêmes ne font pas reconnaître sans malaise ni résistance. A la source de cette périlleuse confusion, il convient assurément de placer un élan du cœur et la conscience d'une injustice qu'on veut rapidement faire disparaître. En bonne logique cette impatience soudaine et ardente, cette volonté d'élargir le champ d'application de la charité devraient conduire vers un socialisme chrétien dont les principes ont été fixés notamment à la fin du siècle dernier par les encycliques de Léon XIII. Si hardi qu'il puisse être, ce socialisme exclut naturellement la violence, fait appel à la collaboration des classes et au sentiment du devoir, préfère aux interventions étatiques les libres initiatives de la corporation, du syndicalisme ou de l'esprit coopératif, exige que la foi inspire constamment le travail quotidien et la politique. Rien ne serait plus facile donc que de faire paraître les analogies entre lui et le gandhisme. Mais voici que surgit l'astre noir et que son attraction s'exerce sur bien des consciences. Le chrétien progressiste constate non sans remords qu'il a été devancé auprès des foules par ceux qui se disent les disciples de Marx. Il découvre en leur langage des formules qui ne sont pas sans l'impressionner, qui lui paraissent correspondre aux faits dans une large mesure, qui en tous cas ont animé des millions d'hommes et provoqué d'énormes transformations. Se sent-il tenu en toute bonne foi de reconnaître publiquement ce qui ne saurait être nié? Conclut-il que pour combattre le marxisme et lui arracher le droit ou le pouvoir de conduire les peuples déshérités, il faut commencer par l'imiter et même le dépas-

134 ser? Quoi qu'il en soit, une déviation s'est produit~ ; on s'est habitué à croire qu'entre la cause des misérables d'une part et, d'autre part, ce qu'on appelle le message marxiste, des liens indissolubles se sont formés. Comme on entend bien être fidèle aux pauvres et leur donner le royaume terrestre avant celui des cieux, comme on distingue mal le vrai message marxiste des entreprises esclavagistes qui se réclament de . lui, on glisse de plus en plus sur la pente des complaisances, des indulgences ou des très abusives approbations. N'en soyons pas surpris. Par nature, une âme religieuse est moins sensible aux faits concrets qu'à l'idéalité dont ils se revêtent; qu'on lui parle de justice sociale et de paix universelle, at1ssitôt elle s'émeut et incline vers l'adhésion. La démagogie co1nmuniste n'en est plus à faire ses preuves et, du point de vue tactique, elle peut se flatter de mainte victoire. Nous n'entendons pas dire que le chrétien progressiste capitule entièrement devant elle; encore doit-on avouer que cette réserve est parfois de trop. La pathétique histoire des prêtres-ouvriers français a mis en pleine lumière le fait qu'un certain nombre d'entre eux, dont nous ne pouvons a priori contester ni la sincérité, ni le courage, ni l'esprit de charité, renièrent leurs vœux et quittèrent l'Église plutôt que d'abandonner la foi commur:_istequi manifestement les avait imprégnés et conquis. Des exceptions? Certes, encore que dans bien d'autres cas on se demande jusqu'à quel point le christianisme n'est pas adultéré, recouvert par des manières de sentir ou de parler . qui finissent par devenir des modes de la pensée. Le croyant qui cède au vertige du communisme dispose toujours de deux arguments qui apaisent ses débats de conscience. Tantôt il se flatte de l'idée qu'en allant dans le camp 1narxiste pour témoigner de son dévouement fraternel, il sera pareil à un missionnaire qui fait luire chez les païens le flambeau. de la vérité complète; tantôt il se convainc que, même si le monde moderne doit traverser une universelle expérience . , , . commumste, ce sera une epreuve necessaire ou providentielle dans laquelle les hommes s'élèveront jusqu'à la notion d'une plus pure justice. Honni soit celui qui reculerait devant ce purgatoire et cette expiation ... L'analyse politique ne peut rien contre un acte de foi, contre une espérance prophétique ; tel progressiste · dont · les comportements inquiètent peut fort bien être digne d'un entier respect. Nous co12 servons cependant le droit de répéter un ~ ertissement qui devrait être mille fois superflu et dont· on s'aperçoit chaque BibliotecaGino • 1anco LE CONTRAT SOCIAL jour qu'il ne l'est pas. Lorsqu'un homme de bonne volonté s'aventure en ce qu'on a coutume d'appeler une tentative de dialogue ou de collaboration avec les communistes, il n'est armé le plus souvent que de sa simplicité, et l'on sent bien qu'il est prêt aux concessions dictées par son cœur; même s'il est un religieux, il n'a derrière· lui qu'une autorité lointaine et longanime, fort libérale en ces matières. Qui en doute n'a qu'à lire la presse du christianisme gauchiste ; il sera vite édifié, parfois scandalisé. Le communiste au contraire, fût-il dans sa vie privée le meilleur homme du monde, n'existe pas en tant qu'individu ; ses gestes, ses paroles ne sont que l'expression d'une tactique mise en œuvre par un appareil d'une extrême puissance ,, et savamment conçue en vue d'utiliser toutes les armes de la ruse, du mensonge, de la séduction, de l'intimidation. A proprement parler il ne peut y avoir de dialogue puisque, comme on l'a bien dit, les interlocuteurs ne sont pas sur le même plan, n'emploient pas le même langage et n'ont pas la même structure mentale. Si l'on ajoute que rien n'égale le mépris secret que professent les communistes à l'égard de ceux qui viennent s'offrir au filet, si l'on se souvient qu'ils ne peuvent évidemment pas renoncer au matérialisme athée qui est le fondement de leur doctrine, on voit quelle . erreur commettent les « progressistes » qui s'acharnent naïvement à composer avec le communisme ou se flattent de le dépasser par la surenchère verbale. Puissent-ils prendre exemple sur Vinoba, comprendre que leur socialisme ne saurait sans déchoir o~ trahir favoriser la mécanisation de la vie humaine par l'établissement d'un monstrueux étatisme! En définitive, tout est dangereusement faussé dans la politique de notre temps, parce qu'on a trop cru qu'une déclaration de guerre aux privilèges de la fortune suffisait à coaliser' dura- · blement tous ceux qui la signent. Sous la bannière de l'anticapitalisme, de l'anti-impérialisme, s'agglomèrent des foules fanatisées préparant bien souvent pour elles une oppression plus terrible que celle dont · elles souffraient. Condamner le capital lorsqu'il est vampirique et funeste, qui ne le fait ? Améliorer la condition . des humbles, qui ne le souhaite? Encore faut-il résister à l'entraînement des mots, des sentiments aveugles et des mythes forgés par la propagande ; tant d'expériences instructives se ·sont déjà déroulées sous nos yeux que nous sommes peu excusables lorsque nous nous laissons abuser. > LÉON EMERY

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