/lfJELQVES :Ll.VR.ES· ·que l'acte meurtrier de Raskolnikov ne procédait pas de l'idée que tout, même le crime, est permis à l'être d'exception voué· au bien public. Selon Pisarev, ce qui a poussé Raskolnikov au crime, c'est la misère, c'est l'injustice : le grand coupable serait donc non le nihilisme, mais la société russe. Pourtant, les idées que Dostoïevski fait professer à son personnage sont celles-là mêmes que Pisarev fut ~e · premier à avancer ; aussi Armand Coquart en a fort justement conclu * que Pisarev, dans son essai, cherchait à se dissocier radicalement de Raskolnikov. 'Ce motif inavoué ayant complètement échappé à ·M. -Seduro, celui-ci se trouve amené à souscrire à une analyse caricaturale de la signification de Crime et châtiment ; non sans quelque naïveté, il qualifie même de« magnifique» l'interprétation qu'en donne Pisarev (p. 21). · Ainsi, ·en ce qui concerne la critique littéraire russe vers le milieu .du XIX8 siècle, le jugement de M.· Seduro n'est ·pas toujours aussi sûr qu'on l'eût souhaité ; -quant aux critiques de la période suivante, tels Merejkovski, Rosanov et Chestov, ils méritaient certainement mieux qu'une attention de pure forme. ·Ces auteurs ont en effet joué un rôle d'une importance incontestable dans la formation des idées occidentales sur l'œuvre de Dostoïevski, et il- y aurait eu intérêt à étudier leur pensée de plus près, de façon à dégager certains de ses ressorts cachés. Une fois ces lacunes constatées, il convient de souligner qu'elles sont compensées dans la suite de l'ouvrage. En effet l'analyse que donne M. Seduro de la critique ,littéraire russe depuis 1917 est non seulement complète~ mais sûre et riche d'enseignènients. Au cours de la période qui précéda et suivit immédiatement la Révolution, les travaux sur Dostoïevski furent non seulement nombreux mais remarquables. L'essor de l'école dite formaliste au début des années 20 se traduisit par d'excellentes études sur la forme artistique de l' œuvre .èt ses valeurs esthétiques, par des auteurs comme A. S. Dolinine, Léonide Grossman, Youri Tinyanov et Georges Tchoulkov. Toutefois l'effort principal, pendant cette période, porta sur l'édition des • Armand Coquart : Dimitri Pisarev et l'idéologie du nihilisme russe, p. 403. Paris, Institut d'Études Slaves, 1946. , • . , Biblioteca Gino Bianco 119 textes originaux, entreprise d'un intérêt incontestable. Les conditions du régime interdisaient cependant toute étude critique fondamentale ; de tous les travaux en langue russe consacrés à Dostoïevski depuis la Révolution, le meilleur a été publié à Paris, sous la signature d'un émigré, Constantin Motchoulski. Gorki et Lounatcharski, si hostiles qu'ils fussent à l'influence spirituelle de Dostoïevski, avaient i encouragé les études dostoïevskiennes. Aussi celles-ci purent-elles se poursuivre, à la faveur de ce patronage, jusqu'au début des années 30. Mais ensuite, il devint difficile d'assurer même la publication pure et simple des textes ; le quatrième et dernier volume de la superbe édition de la Correspondance, préparée par A. S. Dolioine, n'a jamais vu le jour. La. période suivante - celle de la dernière guerre - fut marquée par la rentrée en faveur de Dostoïevski, dont la passion nationaliste se prêtait évidemment à _ une exploitation facile. Cette tentative de réhabilitation, fruit des circonstances, fut étouffée dès 1947, ce qui fournit à M. Seduro l'occasion de citer quelques «idéologues » professionnels du Parti, tels David Zaslavski, disant de Dostoïevski en 1947 exactement le contraire de ce qu'ils en disaient en 1946. Il semble que depuis la «déstalinisation», les pressions politiques se fassent sentir beaucoup moins. Une nouvelle édition en dix volumes de l' œuvre complète est en voie de publication ; le recueil annuel Patrimoine littéraire annonce d'autre part la publication de cahiers, de manuscrits et de papiers inédits. Ces indices sont de bon augure, puisqu'ils permettent d'espérer que les chercheurs soviétiques seront autorisés à poursuivre leurs travaux. Toutefois, à en juger par les études récentes consacrées à Dostoïevski par V. Yermilov et mêm~ par Victor Chklovski - l'ancien formaliste, naguère auteur de solides travaux - les auteurs soviétiques ne semblent pas encore en mesure de se distinguer par l'indépendance de leur jugement ou l'originalité de leur pensée critique. JOSEPH FRANK •
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