Le Contrat Social - anno II - n. 2 - marzo 1958

E. F. GAUTIER . et elle a fait de Drumont son député. Il est clair que par le même mot la colonie et la métropole entendaient des choses très différentes. En France, l'antisémitisme était une forme nouvelle du vieux parti monarchiste. En Algérie, on imagine aisément l'indifférence infinie de la colonie pour la vieille monarchie française : il s'agissait du décret Crémieux, qui a naturalisé les Juifs, et le sentiment profond était la colère contre la métropole. Ce sentiment proprement algérien n'a pu se faire jour qu'à l'aide d'une formule étrangère.* Il est vrai qu'il s'agit ici de colons français et non pas de Berbères indigènes. Mais les colons sont beaucoup moins indépendants qu'ils ne se l'imaginent eux-mêmes de l'ambiance maugrebine. Jusque dans ces petites choses, l'Afrique du Nord est un reflet de la métropole. Et elle l'a toujours été de ses métropoles successives. Le Mzabite qui vend les légumes au coin de la rue est le descendant d'hérésiarques musulmans q~'on appelait des Kharedjites, ce qui signifie à peu près· des .<f dissidents ». Cette « dissidence » s'est produite en Syrie et en Mésopotamie du temps d' Ali, gendre de Mahomet. Une tribu berbère dont on retrouve maintenant encore les traces entre Djidjelli et Sétif a donné à l'Islam une dynastie de Kalifes. Cette tribu était celle des Ketama, mais la dynastie ne s'appelle pas du tout Kétamienne, elle s'appelle Fatimide, du nom de Fatma, la fille de Mahomet. Il est bien entendu que Fatma n'a jamais eu rien de commun avec les Ketama, non plus qu' Ali avec les Mzabites. Une dynastie a été fondée à Tiaret, dans l'Oranie, par une famille Rostémide, qui se rattachait à un illustre Persan du nom de Rustem. Au Maroc, la dynastie actuelle et d'ailleurs toute la caste nobiliaire des Chorfa se rattache à Mahomet par des généalogies fictives. Tout cela paraît moins étrange, si on a présent à la mémoire le phénomène antisémite, qui est là sous nos yeux, notre contemporain. Il me semble du moins qu'il y a là une catégorie de faits connexes. Ce pays, à travers toute son histoire, a dû importer, de ses métropoles étrangères successives, jusqu'aux étiquettes de ses partis politiques. Il est passionné, il est violent, mais jusque dans ses guerres civiles, auxquelles il est toujours prêt, il a toujours attendu de l'étranger les programmes et les drapeaux. A cette race guerrière et vivace tout se passe • B. F. Gautier : L'Algérie et la Métropole (Paris, 1920), liv. III, ch. 2. • BibliotecaGinoBianco 107 comme si un élément psychologique avait manqué pour s'affirmer politiquement : un groupe d'idées et de sentiments qui lui fût propre, une âme à soi, un programme, un désir autour de quoi se grouper et pour quoi se battre. Voilà le problème, qui domine toute l'histoire maugrebine, qu'on retrouve à chaque page. Dans nos histoires nationales européennes l'idée centrale est toujours la même : par quelles étapes successives s'est constitué l'État, la nation. Au Maghreb, inversement, l'idée centrale est celle-ci : par quel enchaînement de fiascos particuliers s'est affirmé le fiasco total. Un problème capital pour le maître actuel, le Français. Tous, tant que nous sommes, et ceux-là mêmes d'entre nous qui nous méfions davantage de l'hum2nitairerie, nous avons, à propos de l'Algérie, ce qu'on pourrait appeler des scrupules de conscience. Nous sommes ainsi faits que le droit du plus fort ne nous satisfait pas comme base de notre propre domination. Et d'ailleurs nous avons raison de sentir que c'est une base chancelante. Le souci de notre domination, après tout, n'est pas ce qui prédomine. Il s'agit d'être à la hauteur de nos responsabilités, de faire œuvre qui ait un sens et qui tienne, de construire le Maghreb pour la première fois. Il y a bien un groupe de faits répondant à la ques- . ' t1on que nous ne pouvons pas ne pas nous poser a nous-mêmes : « Qu'est-ce que nous faisons donc ici?» Nous jouons ici un rôle qui a toujours été joué par quelqu'un depuis 3 000 ans, et qui demain serait joué par quelqu'un d'autre, si ce n'était plus par nous. Ce pays-ci est l'éternel associé, il n'a jamais pu se passer d'un maître. Seulement parmi tous nos prédécesseurs, il n'y en a jamais eu un seul qui ait pu s'installer à demeure, faire œuvre définitive. Les conquérants ici n'ont jamais pu s'unir en un seul peuple avec les conquis ; pas une seule fois en 3 000 ans. Et il ne s'agit pas seulement de noter que c'est omineux. Ayons bon espoir, puisqu'il n'y a pas d'autre méthode pour agir. Seulement ne croyons pas que ce soit si facile. Il me semble qu'en pareille matière on peut avoir une horreur légitime de la phrase courante : « C'est bien simple, il n'y a qu'à ... » Tout se passe au contraire, depuis 3 000 ans, comme si ce n'était pas simple du tout. Et alors il devient passionnant de comprendre ce qui s'est passé depuis 3 000 ans, de dégager les grandes lignes et le sens des événements. E. F. GAUTIER •

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==