Le Contrat Social - anno II - n. 2 - marzo 1958

E. F. GAUTIER à sentir l'étroitesse du lien qui unit ses destinées à celles de l'Afrique du Nord. Elle comprendra le danger d'ignorer l'histoire d'un pays dont elle a la responsabilité. Sans la connaissance du passé il est impossible de comprendre un pays, d'imaginer et de préparer son avenir. En attendant, le passé du Maghreb reste un sujet presque vierge. On croit qu'il y a dès maintenant à signaler sur ce sujet des connexions de faits, des groupements d'idées qui n'ont échappé à l'attention que parce que personne n'y a regardé. L,île du Maghreb POUR ESSAYER de comprendre le passé du Maghreb, qui est très particulier, il faut avoir présent à l'esprit la nature du pays. On a souvent et justement noté combien est juste l'expression arabe Djezirat-el-Maghreb, l'ile du Maghreb. Elle n'est entourée d'eau qu'au nord, mais au sud le Sahara qui l'assiège la rend plus inaccessible que ne fait la Méditerranée. Des pays - franchement continentaux, en libre comrotmication avec ce qui les entoure, participent sans retard à la vie de la planète. Il en est autrement d'une ile, d'une région extrêmement isolée comme le Maghreb. De vieilles choses, périmées ailleurs, s'y conservent longtemps ; le présent n'y bouscule pas le passé d'un rythme aussi accéléré. Au Maghreb l'âge de pierre s'est prolongé bien plus tard qu'en Europe : beaucoup de dolmens sont construits avec des pierres qui portent des inscriptions romaines ; le Maugrebin, parmi les races blanches méditerranéennes, représente assurément le traînard, resté loin en arrière. Par surcroît et par voie de conséquence, dans un pareil pays, lorsqu'une nouveauté se trouve enfin forcer la barrière des cloisons étanches, elle y devient immédiatement d'une importance énorme; elle y détermjne, des changements brusques, d'une amplitude inconnue chez nous. Pour s'en rendre compte il suffit de considérer le paysage. En France, pratiquement, dans ses traits généraux il n'a pas changé depuis deux mille ans et davantage, depuis la fin du quaternaire, ou du moins il a évolué lentement sans devenir méconnaissable. Nous pouvons sans grossier anachronisme nous représenter les paysages de Gaule assez semblables aux paysages de France, en ce qui concerne la parure de végétation et la vie animale. Quelle différence avec le Maghreb! Dans le paysage maugrebin actuel, quels sont les végétaux caractéristiques, ceux qu'un peintre n'aura garde d'omettre? Assurément les hampes gigantesques des aloès, les cactus pachydermiques aux formes absurdes. Aloès et cactus sont des plantes américaines, importées par les Espagnols depuis trois ou quatre siècles. Ou bien encore les grands vergers d'orangers et de mandariniers, avec la tache d'or de leurs fruits. Ce sont des chinois venus au Moyen Age. Ou bien encore l'eucalyptus, un australien importé il y a un demi-siècle peut-être et qui a déjà tout envahi. Il faudrait ajouter les Biblioteca Gino Bianco 101 splendeurs florales qui sentent les tropiques d'où elles viennent généralement, couvées artificiellement dans des jardins d'essai, uniquement connues par les noms latins que les botanistes leur ont infligés, et sans lesquelles on ne se représente pas la villa dite mauresque qu'elles tapissent et qu'elles encadrent : les murailles splendides, couleur rouille, des bougainvillées, le jacaranda avec son étonnante toison de fleurs bleues, l'arbre de Judée, énorme bouquet de fleurs rouges, le thecoma stans couvert tout entier de grappes jaunes, le pittosporum undulatif olium aux clochettes blanches, le strelitzia avec son énorme fleur monstrueuse, en bec de perroquet, qui faisait rêver Masqueray. Chez nous aussi les fleurs de jardinier ont fait d'énormes progrès depuis deux ou trois siècles. Mais elles restent discrètes, localisées dans les parterres, en jonchée sur les tables de gala ou dans les vases du salon. C'est au Maghreb seulement qu'elles submergent la maison, toute la ville, avec une exubérance qui fait songer à Londres enfoui sous la végétation martienne dans le roman de Wells, la Guerre des mondes. Si on cherche à se représenter le paysage de l'Afrique romaine, il faut précisément élaguer les végétaux types, ceux que le seul mot de Maghreb évoque aujourd'hui dans notre imagination. On dira longuement plus loin la peine que nous avons à imaginer la faune de l'Afrique romaine, où la place du chameau, tout à fait absent, était tenue par des troupeaux d'éléphants sauvages. Ces sauts brusques se retrouvent dans l'histoire humaine. Quel abîme entre la Carthage punique et la romaine ! entre l'Afrique romaine et le Maghreb musulman ! entre lui et l'Afrique française ! Tout change d'un coup, langue, religion, concepts politiques et sociaux. C'est une histoire hachée de coupures qui semblent totales, et sectionnée en compartiments qui semblent étanches. Dans nos pays européens, il y a une évolution progressive, suivant une courbe continue. Au Maghreb, une série de mutations soudaines. Tout cela se tient. Il y a là un groupe de phénomènes à propos desquels il faut garder présente à l'imagination la formule Djezirat-el-Maghreb, l'île du Maghreb. Maintenues comme en vase clos pendant des siècles, la flore, la faune, une forme de civilisation, deviennent plus ou moins ce que les zoologistes appellent rési.duelles ; elles tendent à se perpétuer au delà du terme normal parce que leur isolement les soustrait à la lutte pour l'existence. Mais que le vase clos vienne à se fêler, le flot de la vie extérieure pénètre et tout croule avec la fragilité coutumière des choses résiduelles. L'absence d'un centre QN A SOUVENT signalé au Maghreb une autre particularité géographique qui est assurément de grande conséquence. On n'y retrouve rien de comparable à ce qui est si marqué chez nous : l'existence d'un centre, autour duquel les diffi rentes provinces se trouvent naturellement groupées, et se soient à la longue agglomérées. Il est bien certain que le Maghreb habitable, cultivable, a la disposition

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