Le Contrat Social - anno II - n. 2 - marzo 1958

B. D. WOLFE • ces sentiments tendent en régime totalitaire à devenir dangereux par leur généralité et leur intensité. Le grand problème que pose l'« art de gouverner» en régime despotique consiste précisément à empêcher le mécontentement et les aspirations de prendre une forme organisée; et c'est à quoi l'État totalitaire s'applique fort bien, en profitant de sa présence au cœur même de chaque formation sociale existante, tout organisme non assimilable ayant été mis en accusation et détruit. En utilisant toutes les formes d'organisation sociale comme autant d'organes de transmission, l'État totalitaire est particulièrement apte, sinon à éviter le mécontentement général, du moins à le maintenir dans un état amorphe et fragmentaire. Et de même que le despote d'autrefois faisait surveiller ses sujets par la police non seulement pour sarcler la mauvaise herbe des agitateurs et des protestataires, mais aussi pour découvrir le moyen de pallier les secrets dissentiments (pourvu que les palliatifs n'affectent ni les bases ni les fins de son pouvoir), de même l'État totaliste se renseigne et agit, mais dans de bien meilleures conditions, grâce à une police omniprésente et à un réseau d'indicateurs infiniment plus perfectionné. Le souverain n'en est plus, comme Haroun al-Raschid ou Pierre le Grand, à opérer en personne et incognito. Dès 1936, l'idée que Lénine avait mise au centre de son œuvre - celle de la dictature monocentriste d'une élite - prit corps dans la « constitution la plus démocratique du monde >>, sous forme de cet article 126 qui définit le rôle du Parti, « avant-garde des travailleurs et noyau dirigeant de toutes les organisations, aussi bien dans la société que dans l'État ». Vingt ans après, lorsque Khrouchtchev et ses collègues résumèrent le débat sur Staline, ils déclarèrent dans la Pravda : « Quant à notre pays, le Parti communiste a été et demeure le seul maître des esprits et des pensées, le seul porte-parole, le seul dirigeant et organisateur du peuple. » En présence d'une telle profession de foi, il serait bien hasardeux de s'imaginer qu'elle ne reflète pas vraiment les sentiments des dirigeants soviétiques, et bien illusoire de s'attendre à une libéralisation effective. Pour que celle-ci ait lieu, il faudrait que les forces qui s'exercent dans le sens des concessions fussent à même de s'organiser de manière indépendante et d'agir - condition préalable sans laquelle on ne peut concevoir une évolution vers un État détotalisé et une société pluraliste. 10. De l'opposition difjuse et de la structure du pouvoir DÈS AVANT la mort de Staline, on pouvait déjà constater que l'esprit de l'homme, chose capricieuse, n'est pas aussi facile à tenir dans les chaînes que son corps. 11 suffit de rappeler les désertions en masse qui se produisirent à la fin de la guerre ; l'évasion, par millions, des citoyens soviétiques qui votèrent « avec les pieds » contre le totalitarisme ; enfin l'attitude des u volontaires» chinois, prisonniers Biblioteca Gino Bianco 89 de la Corée du Sud : pour la première fois dans l'histoire, des militaires refusèrent à la fin des hostilités de retourner dans leurs foyers et choisirent l'exil, préférant le statut pénible et humiliant de « personnes déplacées » à la vie en Chine communiste. Depuis la mort de Staline, les soulèvements de Berlin-Est et de Pilsen, de Poznan et de Vorkouta, de Varsovie et de Budapest, sont venus confirmer que les hommes se dressent parfois les mains nues devant les tanks, les canons et les mitrailleuses. Ces événements ont également démontré que les armées des pays conquis n'étaient pas (comme d'aucuns, trop vite découragés, le pensaient) de simples instruments du Kremlin. Nous avons pu constater que quarante années de mise au pas, de corruption et de terreur n'ont pas arraché des esprits l'idée que la sincérité du chercheur devant les faits, celle du croyant devant sa conscience, celle de l'artiste devant sa vision créatrice valent mieux que la so11mission au Parti et à l'idéologie officielle. Nous avons vu que la jeunesse du régime, celle que nos résignés croyaient voir sortir des chaînes de montage comme autant de « petits monstres» robotisés, naît encore jeune et par conséquent à la fois malléable et indépendante, crédule et sceptique, nourrie d'illusions et de désillusions, encline à l' « idéalisme adolescent », à la curiosité critique en face des choses et des gens en place, capable enfin de révolte juvénile. Les expulsions récentes frappant la jeunesse universitaire ont pour la première fois fourni des cadres possibles aux mouvements clandestins qui se constitueront éventuellement, même dans les plus terribles conditions d'atomisation· de la société. Aussi bien Zamiatine, dans Nous autres, et Orwell, dans r984, ont-ils, avec un symbolisme éclatant de vérité, montré dans l'amour d'un homme et d'une femme le crime majeur de trahison contre l'État totaliste, parce que l'amour est une solidarité entre les êtres, une affinité à laquelle l'État ne pourvoit ni ne commande, donc un antidote à la désintégration complète. Il n'est pas jusqu'à Ivan Pétrovitch Pavlov, l'homme des « réflexes • conditionnés», qui ne déçoive tous ceux qui s'imaginaient un homme-instrument, analysable et manipulable à volonté. Parmi les réflexes primaires qui appartiennent à la nature innée des hommes et des animaux, Pavlov distingue en effet le « réflexe de liberté ». * Lorsqu'on parle de la permanence ou rémanence institutionnelle du despotisme en général et de l'État totaliste en particulier, il n'est pas question d'oublier ce « réflexe de liberté», de méconnaître la nature de l'homme, qui elle aussi est résistante, qui elle aussi perdure, de nier qu'une fois la camisole de force desserrée, ne fdt-ce que légèrement, le prisonnier reprenne aussitôt une forme plus humaine. Il n'est pas question non plus de méconnaître les puissances de l'illusion. L'idéologie dont ont hérité les maîtres du Kremlin ainsi que le combat qu'ils mènent pour rallier à leur cause les peuples • Tel st le titre du chapitr 28 de ses Co,if, r nces.

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