78 ou des censeurs pour le sauver par la vertu. » 38 · Ses institutions eussent eu pour but de substituer la c~nsure à la force, mais dans un cas comme dans l'autre, elles laissaient l'homme à l'état d'instrument. C'est cela qu'après Rousseau il admire dans Sparte. Mais en admettant même que Sparte ait pu revivre dans une nation de vingt-cinq millions d'habitants, il lui aurait fallu le temps, que la révolution industrielle lui interdisait, et l'espace vide dont Sparte avait su s'entourer. Saint- Just est si peu confiant dans le succès de sa république que seule l'image de la mort lui semble être cette marque d'éternité dont il rêvait pour elle. Il lui reste à paraître un prophète sans disciple, noyé dans la malignité humaine. « Je n'ai vu que la vérité dans l'univers et je l'ai dite ».; et, puisqu'elle est inaccessible à un peuple coupable, il ajoute : « J'implore le tombeau comme un bienfait de la Providence, pour n'être plus un témoin de l'impunité des forfaits. ourdis contre ma patrie et l'humanité. » Entre sa construction et la réalité révolutionnaire la distance est telle que l'homme d'action en est découragé; il est «le complice ou le témoin impuissant du crime ». Alors il retrouve le style de Bossuet pour écrire avec orgueil : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle; on pourra la persécuter et la faire mourir, cette poussière. Mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. » Ce que SaintJust solitaire a confié au papier pour quelque discours futur, Danton, son ennemi, le «brigand» détesté, l'avait clamé devant le Tribunal révolutionnaire : « Ma demeure sera demain le néant ; mon nom restera au panthéon de l'histoire. >> Malgré quelques nuances philosophiques, ces adversaires, nourris de Plutarque, revendiquent la même place dans la mémoire des générations futures, celle des Lycurgue ou des Solon, leurs modèles républicains. Mais si l'histoire a effectivement retenu leurs noms, aucun peuple jusqu'ici ne s'est inspiré des idées de Saint-Just. Une société anachronique et terroriste Ce n'est pas seulement par l'oubli des droits de l'homme que les idées de Saint-Just planaient dans le ciel de la Révolution comme une utopie étrangère à ses buts. Ces idées étaient aussi un anachronisme au milieu du grand bouleversement économique, commencé au XVIIIe siècle en GrandeBretagne, et qui allait bientôt gagner le continent. Marx voyait la cause profonde de la chute des robespierristes dans leur volonté de subordonner l'homme à une direction morale et politique étran38. Institutions républicaines. Cette opinion n'était pas restée lettre morte. A la séance des deux comités le 5 thermidor, quatre jours avant leur chute, Saint-Just proposa Robespierre comme dictateur. La réponse à Lecointre des anciens membres des comités nous l'apprend. Les témoignages de Barrère, de Prieur, de Baudot et de Lindet le confirment. (Cf. Daniel Guérin : La Lutte de classessous la Première République, II, pp. 274 sqq.). BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL • gère aux droits; et affirmer ces droits, c'était en fin de compte reconnaître « la société de l'industrie et de la concurrence générale, la société des intérêts privés, poursuivant librement ses fins, la société de l'anarchie et de l'individualité naturelle et spirituelle >>·39 • Reconnaître ces faits aurait été, du point de vue de Robespierre, réintégrer dans sa société les droits du «vice >> et du «crime », y tolérer les «fripons » et les «corrompus ». D'un point de vue sociologique cela eût abouti à reconnaître la nécessité d'une société ouverte, capable de développer les forces productives dont il semble que Robespierre ait ignoré l'essor inouï dans l'Angleterre de son temps ; mais cela eût abouti aussi à admettre comme un fait quasi inéluctable les inégalités sociales et leur cortège d'injustices inséparables du capitalisme industriel en ses débuts chaotiques. Une société dynamique est inconcevable si ce n'est une société traversée d'antagonismes se faisant jour, non seulement entre les classes ou les peuples, mais ·encore dans la conscience individuelle. Robespierre et Saint- Just ignoraient cette dualité. de l'homme que Kant a nommée l'insociable sociabilité, ou s'ils la pressentaient, ils n'y voyaient que vice et corruption. Ils attribuaient au peuple la bonté et la vertu, dans la mesure où les conflits internes convenablement freinés par un encadrement politique et moral pouvaient s'ensevelir dans sa masse; mais ils redoutaient et écartaient l'homme révolté, créateur, insociable, qui, à défaut d'une vertu bien reconnue, était porteur de l'avenir. Ils s'opposaient donc aux droits de l'homme qui, respectant un minimum d'insociabilité chez l'individu, permettent à de nouvelles formes sociales de germer au sein des anciennes. Se réclamant de ces mêmes droits, ils n'échappaient pas à une ·contradiction que Marx a décelée quand il écrit à leur sujet : « Ils prétendaient annuler le fait accompli, interdire les manifestations vitales de cette société dont ils voulaient être la tête politique à la manière des Anciens. >> 40 En fait, la critique de Marx déborde les cas personnels de Robespierre et de Saint-Just; elle vise d~s ses conclusions le jacobinisme tout entier, se parant des défroques d'une antiquité exaltée, à travers Plutarque, par les élèves révolutionnaires des collèges d'oratoriens. Le jacobinisme fait du peuple une entité dont il représente l'esprit et la férule, il ne connaît l'homme qu'à travers la masse dont les manifestations, tantôt spontanées, tantôt provoquées, lui apparaissent comme autant ----œeraclesde Delphes, pour les projets que nourrit ce qu'il croit être sa tête politique. Il est l'antichambre, du despotisme impérial et à plus long terme des régimes totalitaires du xxe siècle, fascistes ou communistes. 41 39. K. Marx : La Sainte Famille. 40. Ibid. Les mots en italiques sont soulignés par l'auteur cité. , 41. Hegel avait dit: « Le petit nombre doit représenter le grand nombre, mais souvent il ne fait que l'écraser» (Leçons sur la philosophie de l'!zistoire).
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