76 croit être son « bonheur », d'un état où le devenir toujours angoissant est rayé de l'esprit, où la mort n'est qu'une transition naturelle de la vie terrestre à l'existence immortelle et où cette vie n'est qu'une préfiguration de l'existence définitive. · La société qu'il veut créer doit se perpétuer sans connaître la décadence des empires passés. Mais la clef de cette éternité n'est pas, comme on pourrait le croire, dans le cœur de l'homme, ou, si elle s'y trouve, ce n'est que par l'effet d'une cause extérieure à lui. Ayant lu Pascal, il le corrige et sauve l'homme de sa situation contradictoire par la vertu de bonnes institutions surgies de son cerveau. Ayant lu Bossuet, il assimile au Dieu de Rousseau la Providence qui règle le destin des empires. Mais l' ((o' rdre admirable» de Bossuet ne pouvait être compris qu'à la lumière du Jugement dernier où les contradictions humaines trouvaient leurs synthèses définitives. La Révolution française devient le prélude de ce jugement. « La moitié de la Révolution du monde est déjà faite ; l'autre moitié doit s'accomplir », dit Robespierre. 28 Après cette révolution, les déchirements de. l'homme approchent de leur conclusion : « La raison de l'homme ressemble au globe qu'il habite : la moitié en est plongée dans les ténèbres quand l'autre est éclairée. » 29 L'unité morale de l'homme est en voie de réalisation grâce aux révolutions du globe, conclusion finale des changements antérieurs et des tragédies qu'ils ont suscitées. Cette conclusion, dans l'esprit de Saint-Just, prend la forme d'institutions encore plus fabuleuses que celles de Lycurgue. Dans une paraphrase des propos légendaires de celui-ci, il écrit que la « solidité [des empires] n'est point · dans leurs défenseurs toujours enviés, toujours perdus, mais dans les institutions immortelles qui sont impassibles ». 30 La société comme ,, centre du monde,, .COMME ABOUTISSEMENTdes contradictions humaines et des désordres politiques du passé, ces institutions ferment l'histoire, protègent l'homme des tempêtes et constituent le havre de paix et de tranquillité auxquelles il a aspiré dans sa longue et douloureuse évolution. Elles arrêtent le temps et, dans l'attente des autres révolutions du globe, qui doivent faire accéder à la lumière ce qui subsiste encore d'obscurité misérable et perverse, elles se limitent dans l'espace, leur structure militaire devant les préserver de la contamination des séquelles du vice. Sous l'angle des principes· et du temps, elles constituent le centre du· monde dans ' ' . , . un. espace ou regne une pwssance sacree, qw, comme elles, doit s'imposer à l'homme du dehors. Il n'est pas de mythes qui, depuis des millénaires et à travers les continents, n'aient défini un « centre du monde » en lui donnant tous les caractères 28. Discours du 18 floréal. 29. Ibid. 30. Institutions républicaines.· BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL d'un lieu sacré, et en marquant sa présence de constructions symboliques, autels, temples, ·sanctuaires, etc. « Cette construction, écrit Mircéa Éliade, se fonde en dernière instance sur une révélation primordiale qui a dévoilé in illo tempore l'archétype de l'espace sacré, archétype copié et répété ensuite à l'infini pour l'érection de chaque nouvel autel, de chaque temple ou sanctuaire, etc. De cette construction d'un espace sacré à partir d'un modèle archétypal, nous trouvons des exemples partout. » 31 La Révolution, répétant les rites védiques, a élevé à la liberté des autels où se matérialise le temps et se symbolise la nature éternelle du principe républicain. L'arbre cosmique, signe de la vie féconde et immortelle, en même temps que de ·1a connaissance du bien et du mal, n'est accessible qu'aux hommes vertueux après leur victoire sur le dragon qui le tenait enfermé. Cet arbre ne se retrouve-t-il pas dans les innombrables arbres de la liberté, symboles de la pureté primitive reconquise par le peuple français ? Toutes les mythologies imaginent que le monde s'est créé à partir d'un centre « parce que là se trouve la source de toute réalité et partant de l'énergie, de la vie » 3 2 • Les temples sacrés symbolisent, dans les religions passées et présentes, ce centre du monde où le temps profane, dépourvu de signification, cesse de se manifester ; l'acte cosmogonique de la création du monde étant intemporel, il doit aussi créer le temps postérieur. 3 3 11 est intéressant de constater que Saint-Just place au · centre de la société les temples où se concentre la vie spirituelle et morale des citoyens. C'est là que « l'hymne à l'Éternel est chanté par le peuple tous les matins » 34 , que « les lois générales sont proclamées · solennellement i> et · que « les premiers jours de tous les mois sont consacrés à l'Éternel». Et, précise Saint..;Just, « l'encens fumera jour et nuit dans les temples pqblics et sera entretenu tour à tour pendant vingt-quatre heures par les vieillards âgés de soixante ans » 36 • Ces vieillards sont les prêtres et les· vestales· du sanctuaire. Tout vieillard sans ·reproche y sera admis chaque premier vendémiaire, à partir de soixante ans, et deviendra l'objet·d'1,m culte du reste de la population. Assemblés dans les temples, ils forment un tribunal souverain, un peu à la manière de la gerousia spartiate, censurant la vie privée des fonctionnaires., la vie des jeunes gens, contrôlant la fortune des citoyens, jugeant et condamnant d'après des confessions publiques leurs · relations affectives et· sociales. Ils constituent donc une magistrature morale et despotique, échappant à l'égalité civile , 31. Traité d'Histoire des religions, pp. 319 sqq. 32. Ibid.. souligné par Mircéa Éliade. Rappelons par curiosité que la cosmogonie moderne et bien connue de l'abbé Lemaître est fondée sur l'éclatement d'un centre~ atome primordial de l'univers, où le temps n'existait pas .. Ces mythes et théories s'inspirent probablement du dévelop-. pement embryonnaire. 33. Cette création du temps est symbolisée 1:>ar le calendrier républicain. > 34. Institutions républicaines. 35. Ibid. •
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