Le Contrat Social - anno II - n. 2 - marzo 1958

M. COLLINET - doit être renouvelée, tous les ans, pendant le mois de ventôse. Si un homme quitte un ami, il est tenu d'en expliquer les motifs devant le peuple, dans les temples, sur l'appel d'un citoyen ou du plus vieux ; s'il refuse, il est banni. Les liens d'amitié virile l'emportent sur les liens sexuels ou faniiliaux ; ils doivent même se perpétuer au-delà de la mort par le deuil obligé et le tombeau commun des amis. Il s'agit donc d'un compagnonnage militaire qui devient ainsi le fondement moral de la société civile. Saint- Just impose à l'ensemble du peuple les mœurs transposées de l'aristocratie spartiate ; il confond en un seul personnage le Lacédémonien guerrier, oisif, membre de l'oligarchie des Égaux, avec l'ilote qui travaillait pour lui. Saint- Just ne se demande pas s'il y a contradiction dans cette confusion abstraite de deux types sociaux. Chef de guerre lui-même, appartenant par sa naissance à la petite noblesse provinciale, il lui manque de savoir ce qu'est le travail humain quotidien pour intégrer de la sorte le peuple tout entier dans la caserne aristocratique. Il n'y a pas de conflits prévus malgré toutes ces contraintes ; elles sont librement consenties grâce à la vertu qui soumet sans douleur les impulsions individuelles à l'ordre collectif. Les luttes de classe qui ont déchiré la cité antique, et Sparte en particulier, sont ignorées, leur évocation troublant l'ordonnance de la société idéale. Sur la réalité de l'histoire grecque, un voile est projeté, tissé ave.c le mythe attendrissant du «bon sauvage » cher au xv111e siècle et héros des utopies égalitaires de l'abbé Raynal. Le dernier mot du «bonheur » consiste pour le citoyen à obéir avec empressement aux obligations et prohibitions de toutes sortes. Ce «bon sauvage », toujours content, égal à luimême, pleinement satisfait de l'ordre social qui comble ses désirs frugaux, est l'homme-type de la plupart des constructions pseudo-révolutionnaires du xv111e siècle. Mais ce siècle a une excuse, si on en juge d'après les ethnologues modernes. La plupart de ceux-ci sont persuadés que leurs sociétés primitives réalisent l'intégration parfaite de l'individu à l'ordre. Comme le note Malinowski, le dogme de la soumission automatique à la coutume domine toutes les recherches sur la législation primitive, 26 et nous ajoutons : tellement est grand le désir des hommes de découvrir dans le monde réel une société dépourvue de tensions intérieures ! La différence entre les recherches modernes et les rêves du xv1118 siècle est que celles-là n'ont plus la prétention de présenter de telles sociétés comme autant de modèles de civisme à introduire dans l'espace industriel. Réfutant les illusions a priori de ses confrères, Malinowski ajoute:« L'obéissance aux lois est tout au plus partielle, conditionnelle, et sujette à des défaillances. »28 Cette obéissance est provoquée le plus souvent par des pressions sociales ou des facteurs psychologiques dont l'effet inhibant peut difficilement aujourd'hui être proposé comme l'essence achevée du «bonheur». • 25. Mœur1 ,t coutumes tks Mélanésiens. 26. Ibid. Biblioteca Gino Bianco Une société jermée dans l'espace et le temps .75 · Ne reconnaissant pas de tensions intérieures, ni par conséquent les compromis qu'elles impliquent, la démocratie idéale n'édicte que deux peines : la mort ou le bannissement. Inspirées des modèles antiques, elles soulignent le caractère manichéen de toute la construction. De la cité où règne la vertu sans faille, le coupable doit être chassé sans rémission car un seul «vicieux» suffirait à détruire l'ordonnance majestueuse mais précaire de cet univers clos sur lui-même. Le« vicieux», s'il n'est pas détruit, doit être rejeté dans le monde du Mal comme le furent ses ancêtres de la Genèse. Le droit de vivre dans le Bien lui devient interdit. Le bannissement représente incontestablement une concession au Mal puisqu'il laisse vivre - il est vrai hors de la communauté ! - le cc vicieux » dont la seule existence risque d'ébranler l'édifice. Cette concession était sans doute dans l'esprit de Saint-Just quelque temps avant le 9-Thermidor. N'a-t-il pas écrit dans ses carnets, après les hécatombes de Germinal, ces lignes fameuses : «L'exercice de la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais » 26 l? N'a-t-il pas pensé dans les derniers mois de son gouvernement que la terreur n'est pas une méthode suffisante pour créer le monde de la vertu et que celui-ci ne· peut naître que d'un besoin ressenti par les hommes? « Il faut attendre un mal général assez grand pour que l'opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien. » 26 b On a cherché à excuser la Terreur en parlant d'un expédient nécessaire à la conservation de la Révolution, comme si l'exercice de la terreur avait pu diminuer ses difficultés alors qu'il réussissait plutôt à les multiplier. Et ne serait-ce pas l'opinion de Saint- Just quand le gouvernement de Robespierre, ne trouvant plus d'adversaires déclarés, flotte dans le vide, ne sachant qui accuser ni où frapper ? « La Révolution est glacée, écrit-il, tous les principes sont affaiblis, il ne reste que des bonnets rouges portés par l'intrigue. » L'intrigue n'est-elle plus alors que le seul moyen, non d'exercer le vice, pour parler son langage, mais de conserver la liberté ? Mais pourquoi l'intrigue cesserait-elle par le seul pouvoir de ces institutions artificielles que Saint-Just appelle de ses vœux, pour y retrouver les principes abandonnés en fait par le gouvernement révolutionnaire de l'an II ? 27 Ces principes, il les veut étrangers à sa volonté de révolutionnaire terroriste, et absolus, hors du temps et de l'espace, c'est-à-dire hors du chaos sanglant où se débat la Révolution depuis plus d'un an ; il les veut affirmatifs d'un état éternel de l'homme, d'un état protégé de la Négativité destructrice de ce qu'il 26 a. Institutions républicaines. 26 b. Ibid • 27. 11écrit alors : • On veut bien être riaoriste en ~rincipes lorsqu'on détruit un mauvais gouvernement, mais il est rare que, si l'on vient à gouverner soi-même, on ne rcictte bientôt ces mêmes principes pour y substituer sa volonté. •

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