74 que convaincus, pour répandre dans la population l'annonce du nouveau culte. Ils rappellent non sans raison que, depuis 1789, il y a eu en divers lieux des manifestations en l'honneur de l'Être suprême, que la Convention ne fait que généraliser officiellement un culte plus ou moins « spontané » ; mais ils sont discrets sur le caractère d'obligation que prend alors le nouveau dogme, dans la conjoncture politique de la France. Si à côté du culte officiel, le catholicisme reste plus ou moins toléré, l'athéisme devient une marque de conspiration contre la République. 20 La fête de l'Être suprême allait plus loin que la religion civile de Rousseau, puisqu'elle inaugurait un rite public dont il ne parle pas ; elle marquait une étape vers la religion d'État de Mably, qui exigeait à côté du culte public, la répression des purs théistes, c'est-à-dire des « vicaires savoyards », lesquels, disait-il, « s'efforceraient de détruire les rites d'une religion pour ramener les hommes à un culte intérieur et purement spirituel» 21 • Et l'on sait l'influence de Mably sur Saint-Just ... 22 Robespierre n'osa pas aller si loin en une seule fois. Il n'osa pas non plus suivre le populaire abbé Raynal, qui proclamait : « La religion est faite pour l'État. » Après le mythe du « bon sauvage », Raynal prétendait ressusciter une théocratie émanant de la nature ; les apôtres en auraient été les législateurs et les magistrats. « Rien de droit divin que le bien de la République », écrivait-il ; et, prenant à la lettre l'état de nature, il désirait que cette République divinisée prît modèle sur les tribus de Hottentots imaginaires ... 23 Une société primitive et intégrée JL RESTE quelque chose de Raynal, de son idéal de vie rustique et de son gouvernement patriarcal dans les Institutions républicaines : « La main de l'homme n'est faite que pour la terre et pour les armes», écrit Saint-:-Just. Son idéal est une société agraire et militaire, dont Sparte est le modèle le plus achevé, mais qui emprunte des traits aux œuvres du XVIII 0 siècle que nous avons évoquées et même dans une certaine mesure au Code de la -nature du mystérieux Morelly. 24 Que l'idéal de Saint-Just soit le travail de la terre, on ne saurait trop s'en étonner dans une France où · l'industrie est balbutiante et où triomphe la 20. Philippe Buonarroti, l'ami de Babeuf, écrit : cc Ce fut donc pour défendre la morale outragée, l'égalité compromise et la liberté en péril qu'il provoqua le décret par lequel furent solennellement reconnues l'exi tence de Dieu et l'immortalité de l'âme, principes sur lesquels il prétendait appuyer les institutions qu'il ne cessa de demander de concert avec Saint-Just, son disciple et son ami. » (Observations sur Robespierre, éditées par la Société Robespierre, _1912). 21. De la législation, IV, 3. 22. Certes, Mably ne croyait pas à la bonté naturelle du peuple. Mais Saint-Just, lui nop plus., ne semble pas toujours ~ être convaincu-. - . ·. · .· 23. Histoire philosophique et Politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, XIX, 3. 24. Morelly, partisan de la communauté des biens, est l'inspirateur de Babeuf plus que celui de Saint-Just. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL doctrine physiocratique. Le rituel ·révolutionnaire est fait de symboles et d'archétypes agraires traditionnels que s'annexe aisément la religion de la Nature. L'essence de la Révolution se résume dans la destruction des droits féodaux et la redistribution des biens nationaux entre les mains d'une classe nouvelle. Mais la société fermée de Saint-Just n'a rien de commun avec. celle des physiocrates. Ceux-ci sont des bourgeois libéraux en économie, partisans de la concentration des biens et du progrès technique ; ils annoncent même, à travers leur conception étriquée de la richesse productive, le grand essor économique du XIXe siècle - la société ouverte, et ne connaissant d'autres règles que la concurrence et le profit, tous les deux illimités. Pour les physiocrates, la terre est source de valeur et de profit; pour Saint-Just, elle est source de vertu morale et d'égalitarisme frugal ; et sa répartition judicieuse permettrait d'éteindre la mendicité. On retrouve là l'esprit des lois de Ventôse, qui projetaient de distribuer aux patriotes les terres et les biens des suspects. En admettant qu'au départ de la démocratie idéale une relative égalité soit assurée à chaque citoyen, elle serait détruite par le temps, facteur d'instabilité et d'inégalités. Le mécanisme compensateur, qui doit rétablir l'égalité, n'est pas décrit par Saint-Just. Il est probable que ne concevant pas le temps politique, il ne s'est jamais posé la question de savoir si de grandes inégalités fussent apparues au courant des ànnées. Seul le vice, cette hydre jamais décapitée, aurait pu, selon lui, provoquer de. tels changements. Saint- Just s'intéresse surtout à la stabilité des mœurs, une fois admis cet axiome : « Il ne peut exister de peuple vértueux et libre qu'un peuple agriculteur.» Ne croyant guère en une stabilité naturelle, encore plus pessimiste ·que son maître Rousseau, il multiplie les institutions chargées d'organiser et de contrôler les mœurs. « Je crois, écrit-il, que plus il y a d'institutions, plus le peuple est libre. » Cela semble exact, à condition que les institutions n'aient pas de caractère obligatoire et n'aient aucun pouvoir de sanction pénale. Le système institutionnel de Saint-Just est au contraire . pénétré. de réglementation jacobine. L'homme y est ligoté jusque dans son activité sentimentale. Il est élevé militairement par les soins de l'État dans « l'amour du silence et le mépris des rhéteurs». Seuls, les « jeux d'orgueil et d'intérêts » sont autorisésL car « l'enfant, le citoyen appartiennent à la pau\ie », comme dans le modèle spartiate. Seule la patrie, c'est-à-dire l'État et ses annexes officielles, a des droits. La patrie est seule libre et les citoyens lui doivent une obéissance de tous les • instants. , Une vaste phratrie masculine transforme l'amitié en un sentiment civique obligatoire : « Celui qui dit qu'il ne croit pas à l'amitié ou qui n'a point d'amis est banni. » Cette amitié virile est entourée de règlements et d'un cérémonial sacré : ~ Tout homme âgé de vingt et un ans est tenû de déclarer dans le temple quels sont ses amis. Cette déclaration
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