r CHRONIQUE Un point d'histoire UN DOCUMENT du ministère des Affaires étrangères de l'Allemagne impériale, trouvé parmi ceux qui sont conservés à Londres, a été publié par M. George Katkov dans International Affairs (vol. 32, n° 2, avril 1956). 11 s'agit d'un message de von Kühlmann, ministre des Affaires étrangères, à destination du Kaiser. Le ministre attribue à sa diplomatie une influence dans l' « activité subversive » menée en Russie derrière le front, « en premier lieu une impulsion aux tendances séparatistes et un appui aux bolchéviks ». Vient alors la phrase principale : « Ce n'est pas avant d'avoir reçu de nous un apport constant de fonds par divers canaux et sous des étiquettes variées que les bolchéviks ont pu affermir leur principal organe, Pravda, mener une propagande énergiquè et élargir sensiblement la base initialement étroite de leur parti» (télégramme daté du 3 décembre 1917). M. Katkov croit que ce document jette une lumière nouvelle sur la question, si rebattue depuis 1917, de « l'argent allemand» fourni aux bolchéviks. Il reconnaît, d'ailleurs, que cet argent ne faisait pas des bolchéviks des « agents allemands » (A. Kérenski le reconnaît aussi, dans son récent article d'Est et Ouest, n° 182). Il met en cause lui-même la véracité du fait allégué : « I t is difficult to assume that Kühlmann lied to his Sovereign. » Certes, mais il est plus difficile encore de se porter garant des agents subalternes qui se sont flattés devant leurs supérieurs d'avoir financé Lénine. En matière de fonds secrets, les intermédiaires peuvent tout se permettre, surtout de s'attribuer indûment des mérites invérifiables. Quoi qu'il en soit, le télégramme Kühlmann ne prouve pas grand-chose. << Par divers canaux et sous des étiquettes variées », cela sous-entend même des précautions pour camoufler les transferts de fonds, en sorte que leur origine restât ignorée des bénéficiaires. Ce que confirme une autre indication de M. Katkov relative aux sondages d'un Allemand, à Berne, auprès du bolchévik Chklovski et du menchévik P. Axelrod, pour leur proposer une aide financière stimulant leur action pacifiste. La première condition posée par les Russes pressentis exclut tout arrangement : « La personnalité du donateur doit garantir que la source de l'argent est irréprochable. » De plus, le nom d' Axelrod suffit à montrer combien les Allemands pouvaient s'abuser dans leurs démarches. Les dénégations indignées de Lénine et de Trotski au sujet de « l'argent allemand » ne sont donc nullement réfutées. Si les fonds de Kühlmann ont été réellement versés, ce fut à l'insu des leaders bolchéviks, et sans exercer une influence quelconque sur le Parti, ses idées, son programme, sa tactique. Cela n'a pas empêché les bolchéviks de travailler à fomenter la révolution en Allemagne et le renversement du Kaiser. Il reste à savoir si leurs moyens matériels en furent accrus au point de leur donner un avantage décisif : ce serait tout ignorer des Biblioteca Gino Bianco circonstances de la révolution russe que de le supposer un instant. La Pravda a reparu dès le 18 mars 1917 et n'a jamais eu besoin d'un pfennig. Ce sont les conséquences sociales et politiques de la guerre qui ont donné à Lénine et à Trotski les forces nécessaires à la prise du pouvoir. Il faut des détracteurs inconséquents du << matérialisme historique» pour croire que l'argent ait valu aux bolchéviks leur facile victoire d'Octobre. 11 est naturel que les Allemands aient cherché, pour leurs propres motifs étrangers aux mobiles de Lénine, à aggraver le désordre en Russie afin d'améliorer leur situation militaire (comme ils ont incité aux troubles en Irlande). Mais ils n'ont pas changé un iota aux conceptions des bolchéviks ni gêné ceux-ci dans leur œuvre de démoralisation de l'armée allemande. L'argent subrepticement transmis l'aurait donc été en pure perte, sans effet sur le cours des événements. Un recueil de pièces tirées des archives de la Wilhelmstrasse doit paraître prochainement à Oxford. S'il ne contient rien_ de plus que le document Kühlmann, il n'enrichira pas les historiens du bolchévisme, il ne confirmera pas les « documents Creel-Sisson » reconnus faux en leur temps (1917), et dont le président T. G. Masaryk a fait justice en ces termes dans ses Mémoires : « Je ne sais combien les Américains, les Anglais et les Français ont payé ces documents, mais à tout connaisseur de ces questions, leur contenu même révélait avec évidence que nos amis avaient acheté des faux. 11 y en eut une preuve ad oculos : ces documents que l'on disait provenir de pays différents avaient été écrits sur la même machine.» CORRESPONDANCE Marxologie PLUSIEURS LECTEURS ont prié B. Souvarine d'expliciter sa phrase de l'article Un anniversaire publié dans notre dernier numéro : « Lénine n'avait rien compris à une phrase de K. Marx détachée du contexte sur la religion comme opium du peuple et qu'il a mise en circulation dans le monde ... » Voici d'abord le passage de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, œuvre de jeunesse où Lénine a emprunté à Marx la formule : « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple. » On pourrait évidemment reproduire un plus large fragment de ce texte philosophique publié en 1844, mais cela ne ferait que confirmer le sens des quatre lignes citées : il ne s'agit pas d'opium pris comme stupéfiant ou toxique, mais de la préparation officinale calmante et dispensatrice de bien-être en usage à l'époque; ni d'une drogue administrée de l'extérieur (par l'Église, selon le vulgaire), mais pour ainsi dire d'une sécrétion interne du peuple lui-même, répondant à un besoin propre. Sans discuter ici cette vue naïve du jeune Marx sur l'origine de la religion (la créature accablée par le malheur aurait-elle soupiré autrement que ses roi et ses princes?), on ne veut s'arrêter qu'au contresens •
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