54 contradiction avec les conditions de fait que l'on trouve dans de grandes sociétés, ouvertes aux influences extérieures, extrêmement complexes et en voie de perpétuelle évolution, comme le sont les sociétés modernes. L'idéal lacédémonien ne peut s'appliquer aux conditions de Babylone. C'est ce qui explique dans les faits la revanche de Hobbes sur Rousseau : ce que la convergence spontanée ne permet plus d'assurer parce qu'elle fait défaut, c'est la contrainte du pouvoir étatique qui tentera de l'obtenir en instaurant par les lois imposées du dehors une convergence artificielle. Il semble donc qu'en admettant le critère traditionnel de la concorde entre les citoyens on parvienne à une impasse : pour réaliser l'idéal poli- _tique il faudrait pouvoir immobiliser la société. La tentative perpétuellement renouvelée de parvenir à cet idéal et l'impossibilité de l'atteindre parce qu'il se trouve en arrière., et non en avant., est à la source des révolutions qui., apparemment dirigées contre les abus du pouvoir, ont toujours eu pour résultat de le renforcer, suivant la remarque bien connue de Karl Marx. Personne ne peut douter que les espérances relatives à un prochain renversement de cette tendance, nourries par le théoricien du communisme, aient été cruellement démenties par les faits : la révolution russe de novembre 1917 n'a pas fait exception puisqu'elle a donné naissance au plus monstrueux pouvoir connu jusqu'alors. · On pourrait être tenté de tirer de la notion de la Justice une autre définition du Bien politique qui ne serait d'ailleurs pas en contradiction avec la précédente. Si par « justice » on entend la garantie des droits établis., selon la traditionnelle définition qui dit que faire justice c'est « suum cuique tribuere », les limites du pouvoir seront aisément fixées, mais on s'aperçoit aussitôt qu'elles ne peuvent inspirer qu'une politique conservatrice. Or, l'histoire naturelle de la croissance du pouvoir montre que le rôle de l'État a été révolutionnaire au premier chef : il s'est constamment employé à bouleverser les droits établis plutôt qu'à les protéger et toutes les fois qu'il a reculé devant cette tâche on peut constater qu'il a été renversé pour faire place à un nouveau pouvoir plus fort et plus hardi que le précédent. On pourrait croire qu'un idéal de justice absolue se trouve à la source de cette tendance, mais précisément cet idéal n'a aucun sens : on ne peut résoudre que des problèmes de justice particuliers selon une règle de congruence ou d'adaptation des moyens à la fin, et la prétention de faire régner la justice absolue ouvre la voie à l'arbitraire sans limites. Dans ces conditions, il ne semble pas y avoir de solution au problème posé, et si l'on s'en tenait aux dernières pages de l'essai sur la souveraineté, il semble bien que l'on ne trouverait pas autre chose que la crainte exprimée devant une évolution peut-être irrésistible. Mais dans le même ouvrage l'examen de l'idée de l'autorité offre une autre • perspecttve. -- - - Bertrand de Jouvenel remarque que l'autorité des personnes est plus ancienne que la souveraineté de l'État. Si l'on remonte à cette source, on voit qu'il n'y a pas de conflit naturel entre l'autorité BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL et la liberté : l'autorité qui se dégage spontanément dans toutes les sociétés humaines ne repose pas sur la force puisqu'elle ne peut exister qu'à la condition d'être reconnue par ceux qui acceptent de s'y soumettre. Il y a un besoin d'autorité autant qu'un besoin de liberté, et tant que · l'autorité demeure une qualité personnelle elle se passe de la contrainte pour s'exercer. Or, on peut dégager deux types d'autorité dont les images traditionnelles de Saint Louis sous son chêne et de Bonaparte aù pont d' Arcole présentent les modèles : la première est celle de l'arbitre auquel on fait confiance pour résoudre les différends et la seconde celle de l'entraîneur (Dux, Führer) qui dirige un groupe d'hommes vers le but qu'il a réussi à leur faire admettre. Ces deux types d'autorité correspondent au facteur d'impulsion et au facteur de conservation dans les sociétés humaines. Dans ses beaux travaux sur les origines mythiques de la souveraineté, M. Georges Dumézil * a montré que les anciens Romains savaient déjà les distinguer en attribuant l'un des rôles à Romulus et l'autre à Numa. On trouve une semblable antithèse dans les traditions sémitiques en considérant les figures de David et de Salomon. On peut donc se demander si la notion de la souveraineté absolue de l'État ne procéderait pas de la confusion des deux rôles à partir du moment où l'autorité, en cessant d'êtr~ directement personnelle, s'est institutionnalisée .. , Pourrait-on, en réservant la fonction régulatrice à l'autorité politique proprement dite et en confiant l'autre rôle aux autorités naturelles et non institu"." tionnelles que l'État s'est efforcé de supplanter, découvrir une amorce de solution? Il semble que ce soit là la pensée profonde de Bertrand de Jouvenel. Mais on demandera encore en quoi cette solution se distingue de celle du libéralisme traditionnel qui voudrait faire avant tout de l'État un arbitre. On voit aussi que l'autre type d'autorité s'est forgé principalement à l'occasion de la guerre. La guerre n'est-elle pas la pierre d'achoppement du libéralisme? Le problème plus vaste des relations entre les souverainetés se trouve ainsi posé à l'horizon de celui de la souveraineté qui demeure peut-être insoluble tant qu'il est isolé. Or, _pas plus que les théoriciens classiques, Bertrand de Jouvenel n'a consenti à l'examiner. De là vient peut-être, malgré l'intérêt de ces remarquables recherches, l'insatisfaction du lecteur qui ne se plaint pas seulement de n'avoir pu découvrir de conclusion précise, mais aussi de n'avoir pu envisager en compagnie de l'auteur que l'un des deux aspects de la question : celui qui concerne la souveraineté intérieure, tandis que la souveraineté extérieure n'a pas trouvé place au ' cours des investigations. Cependant, dans l'essai sur la croissance du pouvoir, le rôle de la guerre dans le gonflement monstrueux des attributions de l'État avait été fortement marqué . AIMÉ PATRI. > * GEORGES DUMÉZIL : Mithra-Varuna~ Paris, Gallimard, 1948. (1re éd. : PUF, 1940.) -
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