QUELQUES LIVRES Reuter n'en resta pas moins attentif à tout ce qui venait de France et fut heureux d'accueillir à Berlin Henri Frenay, David Rousset, André Philip (venus avec d'autres lors de la fondation du Congrès pour la liberté de la culture que Reuter présida) et aimait se retrouver avec Raymond Aron lorsqu'il put se rendre à Paris. Il eut l'occasion de polémiquer avec l'ambassadeur FrançoisPoncet qui s'était félicité que l'Allemagne n'eût plus Berlin pour centre, point de vue qu'un maire de Berlin ne pouvait certes partager. Peu avant sa mort, Reuter s'était proposé de faire en France un nouveau séjour, plus prolongé, et d'y plaider pour une connaissance véritable de l'Allemagne d'aujourd'hui. Par l'importance qu'il attachait aux relations franco-allemandes comme par bien d'autres côtés, Reuter se distinguait de la politique officielle de son Parti. Au premier abord il pouvait sembler que Reuter était au fond d'accord avec Kurt Schumacher et proposait seulement un langage différent. Mais à y regarder de plus près, il était c lair que Reuter était en réalité bien plus proche d'Adenauer (sans qu'il y eût aucune sympathie entre eux), dont il se séparait par la terminologie bien plus que par le fond de sa pensée politique. Pourtant, Reuter était de « l'autre Allemagne » : vue de Berlin et non de Bonn, la coupure de l'Allemagne se présentait nécessairement sous un tout autre aspect. Cela n'empêcha pas le maire de Berlin de sacrifier provisoirement le rêve de l'unité allemande, et même de l'unité de la métropole berlinoise, à la nécessité première : celle de la liberté d'une partie de l'Allemagne et d'une partie de Berlin. Pour Reuter, l'unité et la force de l'Occident étaient la condition même de la survie de sa ville, et cette condition lui dictait devant le pacte Atlantique et devant la «remilitarisation » une attitude qui n'était pas celle de son parti. Certes Reuter eût préféré une politique bien plus ouverte ·aux réalités de l'Est allemand que ne l'était celle de Bonn. Mais dans les décisions fondamentales il est resté «occidentaliste » alors même que son parti inclinait vers le «neutralisme». Son biographe et collaborateur Willy Brandt, qui vient d'être élu maire de Berlin malgré l'opposition d'une partie de l'appareil de son parti, a déclaré aussitôt que Berlin «ne fera jamais de politique étrangère séparée ». Fidèle à l'esprit de Reuter, il persiste dans son refus de faire de la ville-État isolée le tremplin d'une politique d'opposition. « Il nous suffit de deux Allemagnes, déclare Willy Brandt. Pourquoi en faire trois ? » Par-delà la liberté de sa ville et de l'Allemagne soviétisée, Ernst Reuter appelait celle de tous les pays de l'Est et aussi de la Russie. Il rappelait volontiers dans ses derniers discours qu'il avait appris « à connaître et à aimer les paysans et les ouvriers de Russie ». Rien ne lui était plus étranger que le chauvinisme. Mais il ignorait aussi bien les sentiments de culpabilité et d'infériorité, donnant ainsi l'exemple très rare dans l'histoire allemande d'un démocrate militant aussi éloigné d'un excès que de l'autre. Né la même année qu'Adolf Hitler, Biblioteca Gino Bianco 53 Reuter aura connu quatre Allemagnes - celles de Guillaume II, de Weimar, de Hitler et d'aujourd'hui - entre lesquelles il y a moins de continuité que de ruptures brutales. Sa grandeur aura été de garder à travers les bouleversements et les a~c~l~es le sens de la continuité historique et des realites contemporaines, d'avoir été un homme complet. FRANÇOIS BONDY Autorité et liberté BERTRANDDE JOUVENEL: De la souveraineté. A la recherche du Bien politique. Paris, Éditions M. Th. Génin (Librairie de Médicis), 1955, 376 pp. L'ESSAI de Bertrand de Jouvenel se situe dans le prolongement d'une enquête historique sur la croissance du pouvoir politique.* Il s'agit maintenant d'en offrir le complément théorique en reprenant l'examen des problèmes de philosophie politique qui avaient fait l'objet des investigations de Hobbes, de Spinoza et surtout de Rousseau dans le Contrat Social. Bertrand de Jouvenel estime que nous avons mal lu Rousseau en ne croyant découvrir dans son problème que celui de la légitimité ou de la source du pouvoir politique : la « volonté générale » ne peut être générale dans son principe que si elle est générale aussi dans son objet, c'est ce qui résulte de l'affirmation expresse de l'auteur du Contrat. Dans ces conditions, la question qui se trouve posée est celle du Bien politique qui doit faire l'objet de cette volonté. Selon Bertrand de Jouvenel cette question du Bien politique a été éclipsée à tort par celle de la légitimité. A partir du moment où tout l'intérêt a été concentré sur la question de la source du pouvoir, on a entièrement perdu de vue ce que pouvaient être ses limites : le pouvoir du souverain a été conçu comme absolu. Cette notion de la souveraineté absolue de l'État, monarchique ou populaire, est cependant une idée moderne. Le précédent travail historique avait eu pour objet d'en étudier la formation parallèle à la croissance effective des attributs du pouvoir politique, qui n'était d'abord qu'une autorité parmi les autres dans la société médiévale. Une définition du Bien politique permettrait théoriquement de fixer les limites du pouvoir en lui assignant un objet défini. Or, cette définition est ancienne et bien connue : il s'agit de la concorde entre les citoyens. Sur ce point précis Rousseau est en accord avec Platon. Mais on voit aussi que la concorde entre les citoyens suppose la convergence spontanée de leurs opinions. S'il çn est ain i c'est une petite société close, homogène et statiqu qui offrira l'idéal. Mais cet idéal entre aussitôt en • Cf., du même auteur, Du Pouvoir : Histoire nat11r Ile de sa croissance. Gen~ve, Ed. du Cheval Ailé (Con t nt BourQuin), 1945. Présentement distribué par la Librairie de M~dicis à Paris.
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