40 Sa précocité n'a d'égale que la rapidité des succès libéraux. Il n'a pas vingt ans lorsqu'il abandonne la vie tranquille d'un lycée du Midi pour « monter -à Paris », où Charles X vient d'être renversé ; bientôt, le jeune méridional participe à l' effervescence républicaine, rompant des lances contre la monarchie orléaniste ; ses idées, bien loin de s'élaborer dans le calme d'un cabinet de travail, ~ont dès l'abord marquées par la fièvre partisane. Cela ne veut pas dire que le jeune homme prenne une part directe aux joutes du régime. Il s'abstient au contraire de toute candidature, et il en sera de même jusqu'au jour où la révolution l'élèvera brusquement à une position dominante. Jusque là, il se considérera plutôt comme le propagandiste attitré d'un courant d'idées dont il est bien moins le chef politique que le guide intellectuel - la tâche -qu'il s'assigne étant de former les esprits plutôt que d'organiser les hommes en partis. Le programme qu'il préconise tourne autour de deux idées principales : nécessité d'abolir pacifiquement la royauté (celle de Louis-Philippe en l'espèce) et désir de lui substitüer une société démocratique socialiste. Tout jeune encore, Louis Blanc consacre toutes ses énergies à mettre sur pied la doctrine qui déterminera désormais le champ de son activité et celui de sa pensée. DEv ANT LE PROGRAMME jailli tout armé de son cerveau, Louis Blanc est convaincu d'avoir trouvé la perfection ; il peut tracer les contours d'une société nouvelle avec toute l'assurance d'un cartographe pleinement informé. Ses convictions sont entières, comme c'est le cas de tous les hommes dont le crâne s'est fait le creuset d'une doctrine aspirant à l'infaillibilité. Il croit avoir découvert la vérité même; ses recherches sont donc terminées. Le devoir qui lui incombe est maintenant celui d-'enseigner, et non plus de s'enquérir. Ayant en mains les bleus d'architecte de la Cité future, il n'a plus qu'à en recruter les maçons - déjà présents, mais épars au sein des masses humaines. Sa grande mission sera désormais de les chercher, de les instruire, de leur expliquer clairement ce qu'il faut faire. Cette mission, que Louis Blanc s'est imposée de prime abord, modèle et domine sa philosophie de l'histoire ; pour lui, Clio est éducatrice par vocation, et cela dans un sens beaucoup plus utilitaire que ne saurait l'admettre l'observation objective des choses humaines. Qu'est-ce que l'histoire, en fin de compte, sinon un instrument de propagande au service de l'accomplissement d'un programme? L'étude du passé pour ce qu'elle peut donner par elle-même n'attire guère le jeune réformateur ; toute son affaire consiste à dégager, de l'interminable chaîne des événements, les faits qui permettront de fonder sur le roc les doctrines socialistes de son invention., en leur conférant le sens de l'inévitable. Un tel usage de l'histoire est d'ailleurs une tendance commune à beaucoup d'écrivains de la même BibliotecaGinoBianco LES RÉFORMATEURS SOCIAUX époque, tels Bonald, Augustin Thierry, Guizot., Thiers, et Michelet lui-même. Comme eux., c'est en moraliste plutôt ·qu'en historien ··que· Louis Blanc aborde l'étude des époques révolues. Il ne se soucie point d'écrire ce qu'on appelle déjà de l' « histoire· scientifique ». Cependant, il croit à sa propre équité, et ses préfaces en témoignent au besoin de la façon la plus catégorique : Je vais écrire l'histoire des affaires de mon temps, tâche délicate et périlleuse ! . Avant de prendre la plume, je me suis interrogé sévèrement, et comme je ne trouvais en moi ni affections, ni haines implacables, j'ai pensé que je pourrais juger les hommes et les choses sans manquer à la justice et sans trahir la vérité. 1 Ce qu'il rejette sous le nom de « froide impartialité »., c'est ce que nous appellerions aujourd'hui le refus de s'engager : ~ Vous avez, du reste, parfaitement raison d'avancer que je ne suis pas homme à cacher mes sentiments. Quiconque jettera les yeux sur mon livre saura qui je suis. Oui, j'ai écrit dans un but déterminé; oui, j'ai pris la plume pour exercer une action aussi forte que possible sur l'esprit de mes lecteurs; •.. oui, l'historien est en moi un homme de parti : non seulement je l'avoue, mais je m'en fais gloire. Je regarde comme une violation des lois éternelles de la justice, comme une violation de.s devoirs les plus sacrés de l'historien cette froide impartialité qui laisse le lecteur indécis entre la gloire et la honte, entre l'oppresseur et l'opprimé. Je prendsparti pour ce qui me paraît être le bien ; je prendsparti contre ce qui me paraît être le mal. En ce sens, je n'ai pas été impartial; mais, j'en jure, j'ai toujours été sincère. Avoir un but et ne sacrifier jamais au désir de l'atteindre les fruits de la vérité ; avoir un parti et ne lui accorder que ce qui lui revient légitimement ; •.. avoir des passions, en un mot, pour les employer à la glorification de la vérité, au triomphe de la justice, n'est-ce pas là ce qui doit caractériser l'historien honnête homme? Que d'autres réduisent l'indifférence en système et qu'ils chassent de l'histoire la charité ; je ne comprendrai jamais qu'on puisse, dans le récit des erreurs et des souffrances humaines, ne pas prendre parti pour la faiblesse contre la force qui s'impose, pour la misère · contre l'opulence enivrée d'orgueil .•• 2 Le sens qu'un homme a de la justice - ajoute-t-il avec conviction - ne le conduit pas nécessairement à l'altération des faits. ... Telle restera son attitude effective, d'un bout à l'autre de sa longue carrière. Selon lui, l'historien ne doit pas s'en tenir à une simple relation des événements, ou même se borner à en donner une interprétation objective; il lui appartient de prononcer un jugement strictement moral - de louer ou de condamner. Toutefois, il est nécessaire que son verdict soit étayé sur des documents irrécusables. Louis Blanc aimait donner, à chacune de 1. H·istoire de d1.'xans, I830-40 (118 édition, Paris, s. d.). Préface. Les notes ci-après se réfèrent toutes à cette édition. 2. Lettre de Louis Blanc au directeur de l'Indépendance belge, 1844, dans la Collection Spœlberch de Lovenjoul, D 665, fol. 72, bibliothèque de Chantilly.
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