3.6 les histoires et les chiffres qu'on leur a ingurgités au cours de leur voyage. Rail de ·fer et gant de velours Il y a, nous l'avons vu, pour les voyageurs en Chine, un circuit à peu près inévitable ; rarement, un reporter fouinard réussit à s'écarter du chemin battu. La monotone uniformité des récits de voyage (dont la masse est maintenant considérable) n'a d'égale que celle d'un monde nivelé par le rouleau compresseur du régime, univers dont les aspects mornes et sordides n'ont pas échappé à Cameron, Guillain, Wada et l'envoyé spécial du Melbourne Herald, Reg Leonard (voir sa série de huit articles reproduits dans le New York Times des 21-28 août 1956). Malgré tout, certains curieux sortent de là sati$faits, avec le sentiment d'avoir évité la routine officielle d'un tourisme téléguidé ! Le journaliste indien A. K. Reddy est de ce nombre : « Je ne voulais pas d'un voyage organisé, déclare-t-il, et j'ai réussi à éviter l'ornière. » Mais le détail de son récit montre qu'il a fait un parcours identique à celui des autres délégations. Le perspicace écossais James Cameron croit «avoir vu bien davantage qu'on ne l'a fait depuis quelques années»; il décrit cependant les institutions modèles (fermes, usines, collectifs, jardins d'enfants) qu'ont déjà visitées ses collègues, l' Indien Dhirendranath Das Gupta, Adalbert de Segonzac et d'autres. Car, et c'est le reporter suisse Peter Schmid qui en fait la remarque désenchantée : ... le Bureau des voyages fonctionne avec une efficacité bien huilée aussi longtemps que le touriste suit la piste magnétique du pilote-robot ; mais tout se détraque dès qu'il s'en écarte d'un seul pas. Schmid est l'un des visiteurs les plus pessimistes quant à ce qu'on peut apprendre d'un voyage à l'étranger lorsqu'on est conduit par le rail invisible : L'étranger en Chine n'a pas la plus petite chance de découvrir l'envers du décor - de voir, par exemple, comment fonctionne une administration publique, et comment la toute-puissante machine de l'arbitraire bureaucratique traite le malheureux Chinois qui se laisse happer dans ses rouages. Le seul lien du visiteur avec le pays, c'est le Bureau des voyages, au moyen duquel l'État le tient dans ses griffes et dirige chacun de ses mouvements, à moins qu'à force de volonté, il ne parvienne à se dégager. MAIS NOMBREUX autant que divers sont les obstacles qui restent à surmonter, même pour l'enquêteur le plus fermeme~t résolu à percer à jour le décor de l'hospitalité <<organisée». Il y a, d'abord, la langue. La plupart des visiteurs ignorent tout non seulement de la langue, mais du pays - ce qui les force à recourir aux interprètes officiels. Beaucoup de voyageurs ont remarqué que ces Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE • interprètes sont en général tout jeunes et qu'ils n'ont qu'une connaissance strictement livresque des langues vivantes constituant leur spécialité ; par là, Peter Schmid est tenté de croire que le régime n'accorde pas sa confiance à ceux qui ont vécu à l'étranger et qu'il est plus sûr des jeunes. «La solidité du conformisme ""7 remarque-t-il --:--passe avant celle des connaiss3:11ces,lorsqu'il s'agit de contacts avec les étrangers. » 6 Il est difficile aux hôtes étrangers de circuler sans guides; et, d'autre part, malgré l'impression communément ressentie d'une entière liberté de mouvement, le rôle de régisseur-providence, tenu par la SPCRCE, montre bien que rien dans la pièce n'est laissé au hasard. Cameron écrit : · Dans le train je me trouvai auprès d'un jeune homme qui, par une chance extraordinaire, parlait l'anglais; il devait justement se rendre à Canton ; il connaissait par hasard mon nom et ma mission, et, par une coïncidence heureuse, n'avait rien de mieux à faire que de m'accompagner bénévolement jusqu'au terme de mon voyage. 11 était très gentil; au terminus, je regrettai de le perdre ; mais toujours il se trouva quelqu'un pour le remplacer ... A peine arrivions-nous en gare de Canton qu'un nouveau guide volontaire se rencontrait à point nommé sur le quai, sous mes fenêtres, avec une ponctualité merveilleuse ... 7 Jeux interdits A ceux qui ont le mauvais esprit de vouloir visiter des gens ou prendre des chemins indésirables, il est répondu poliment que les services compétents s'efforceront de satisfaire leurs désirs ; puis, de remises en empêchements, la date prévue pour la fin du voyage arrive avant toute réponse décisive. Aucun visiteur étranger n'a encore été autorisé à parcourir le pays à sa guise; aucun non plus n'a pu s'entretenir avec des personnages en disgrâce comme les professeurs Liang Chou-ming ou Hou Feng. Les régions complètement interdites sont nombreuses : il y a le Tibet ; il y a les provinces où vivent les minorités nationales ; il y a les régions frontières, le littoral de la Chine du Sud et toutes les zones· fortifiées ; il y a ce qu'on appelle les «camps» de travail forcé (qui s'étendent à de vastes espaces) ; il y a enfin les zones sinistrées, les immensités où sévissent la famine et les inondations. On ne visite guère que des installations modèles ; on n'entend guère que des porte-parole de l'optimisme le plus officiel. Quelques vagues propos échangés sur un banc de square, voilà tout ce qu'on peut espérer réaliser en fait de « sondage de l'opinion», même si l'on connaît la langue du pays. Et peu de gens sont aussi francs que ce Chinois de Tien- Tsin, qui disait à un reporter : Même entre nous nous n'osons discuter des affaires publiques de peur d'être dénoncés lors d'une prochaine. 6. Cette.citation., de même que les deux précédentes., est tirée de ~eter Schmid., « Report fr<?mRed China »., traduit par R. Wmston., The Reporter, 12 Juillet 1956, p. 27. · 7. Cameron, op. cit. pp. 10, 14. .
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