A. BENNIGSEN 17 IV. Retour aux dogmes staliniens EN OCTOBRE 1956, l'Institut d'Histoire des langues et de la littérature de la filiale daghestanaj se de l'Académie des Sciences de l'URSS a convoqué à Makhatch-Kala une conférence de savants musulmans et russes pour décider une fois encore du caractère progressiste ou réactionnaire du muridisme. 7 Elle a été inaugurée par un rapport de Kh. 0. Khachaïev, candidat ès sciences historiques de l'Institut Marx-Engels, lequel, visiblement chargé de présenter la ligne du Parti, dénonça le caractère «essentiellement féodal » du mouvement. La déstalinisation avait pris fin avec ce discours, mais ses effets se faisaient encore sentir et les résultats de la conférence furent très surprenants. Des vingt savants qui prirent la parole à la conférence, ·quatorze - dont quelques Russes : Skazine, Fadéiev, entre autres - se sont faits les champions de Chamil, critiquant ouvertement le rapport de Khachaïev ; quatre, plus prudents, cherchèrent à concilier les deux tendances, parlant tour à tour d' «une lutte progressiste » et d' «un regrettable cléricalisme»; seuls B. O. Khachkaïev et son collègue Totoiév, mieux avertis de l'évolution politjque, furent fermes dans leur réprobation qui reprenait intégralement les vieilles thèses de Baghirov. Les Voprosy Istorii ont été fort en peine de tirer des conclusions satisfaisantes d'un débat aussi décevant ; le rédacteur commis à cette tâche le fit maladroitement, confondant sous une même étiquette «progressiste» la résistance des montagnards et l'annexion du Daghestan par la Russie. La conférence de Makhatch-Kala se terminait ainsi par un échec. Un mois plus tard, en novembre 1956, l'Académie des Sciences de l'URSS convoquait à Moscou plus de 500 historiens russes et caucasiens pour trancher la question d'une façon définitive. 8 Sur les 34 rapporteurs, il y avait 14 musulmans pour 20 Russes, Arméniens, Géorgiens, Juifs, etc. Onze rapporteurs musulmans et onze Russes ont à nouveau défendu la thèse d'un muridisme progressiste et libérateur. Dans le camp opposé, sept Russes et deux musulmans (seulement) ont, sous la direction de l'académicien N. A. Smirnov, spécialiste de l'action antiislamique, prononcé la condamnation définitive des murides. Fadéiev, qui un mois auparavant défendait Chamil, découvrit soudain en lui un «agent turco-anglais, au service du cléricalisme et de l'étranger». Mais c'est un autre académicien, Piaskovski, qui fit les plus étonnantes révélations, accusant le muridisme d'avoir été « un frein à la libération du prolétariat international ». 7. Cf. Vopro131lstorii, n° 12, 1956, pp. 188-191. 8. Vopro131l1torii, n° 12, 1956, pp. 191-198. Biblioteca Gino Bianco La majorité des délégués ayant défendu Chamil, la conférence se termina de nouveau sur un demiéchec et la motion finale est fort ambiguë : «Le muridisme était un mouvement anticolonialiste, dirigé contre l'autocratie tsariste », mais «il servait aussi les intérêts des colonialistes anglais et turcs», ce qui suffit à le condamner.« La politique coloniale des tsars était néfaste et cruelle», mais «l'annexion du Daghestan est historiquement progressiste » [ !]. Ainsi la rébellion des esprits se potµ"suivait et les autorités du Parti pensèrent à rétablir l'ordre par des moyens autoritaires. En décembre 1956, les Voprosy Istorii publient un article très cignificatif de S. K. Bouchouïev, que Baghirov avait jadis accusé d'une «idéalisation excessive du muridisme ». L'article, intitulé « Du muridisme caucasien », est une attaque contre le retour à l' «école de Pokrovski » et une défense de certaines thèses de Baghirov, reprises .par Smirnov. Bouchouïev suggère une nouvelle formule : le mouvement féodal de Chamil ne pouvait être progressiste, mais le mouvement paysan antiféodal qui l'accompagnait l'était; cependant ces deux mouvements ne sauraient être confondus : ... 11faut distinguer le muridisme caucasien du mouvement antiféodal des paysans, ce dernier étant à la fois dirigé contre le joug du tsarisme et contre l'aristocratie féodale locale. 11n'y avait rien et ne pouvait rien y avoir de progressiste et de démocratique dans le muridisme, mouvement féodal et religieux des classes supérieures, proturc et proanglais. Les montagnards désiraient établir des relations pacifiques avec les Russes. Le muridisme s'opposait à la réalisation de ces aspirations. 11 était, entre les mains des imams, un instrument de haine raciale et d'excitation à une guerre d'extermination contre la Russie. Et Bouchouïev reprend contre Chamil et aussi contre l'islam la plupart des critiques formulées au temps de Staline : L'État des murides s'appuyait sur les féodaux, les mullahs et l'aristocratie locale. Les imams instauraient des pratiques monarchiques et théocratiques cruelles. Le caractère réactionnaire du muridisme empêchait les peuples montagnards d'accéder à une culture démocratique d'avant-garde. Le muridisme, avec sa soumission fanatique à l'imam, représentant de Dieu, retardait l'éveil d'un sentiment de lutte pour une liberté et une démocratie véritables. Utilisant l'arabe ancien [comme langue officielle], il rendait impossible le développement des langues et de la culture locales. Les mullahs maintenaient les masses populaires dans l'ignorance et l'abêtissement. Le muridisme légitimait un état de guerre sainte permanente entre les musulmans et les autres peuples. Le muridisme empêchait tout rapprochement entre les peuples, toute démocratie et tout humanisme. •
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==