Le Contrat Social - anno II - n. 1 - gennaio 1958

• revue historique et critique des faits et des idées JANVIER 1958 - bimestrielle - Vol. II, N° 1 LtONEMERY ........... . A. BENNIGSEN .......... . ROBERTPB'l'll'GAND.... . L'Université française et l'idéologie politique L'islam et l'Union soviétique Robespierre, l'homme de la Vertu PAGE OUBLIÉE GEORGESSOREL ....... . La Bible L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE FRANKLYNHOLZMAN... . RICHARDW.4LIŒR...... . Le nouveau moratoire soviétique Le voyage en Chine LES RÉFORMATEURS SOCIAUX LEO LOUBÈRE.......... . Louis Blanc et la philosophie de l'histoire QUELQUES LIVRES François BONDY: Ernst Reuter, ein LebenJür die Freiheit, de Willy Brandt et Richard Lowenthal. - Aimé PATR:I De la souveraineté - A la recherchedu Bien politique, de Bertrand de Jouvenel. - Karl WITTFOGE:L Révolutiondans les campagneschinoises, de René Dumont.... Gérard LAFERRE: La DeuxièmeInternationale, 1889-1923, de Patriciavan der Esch. - L. LAuRAT: Marx a triché, de HenrietteÉlisabethGaschet. - Sylvain MEYER: L'Histoires'avancemasquée, de LouisVallon.- Branko LAzlTCH : Un communismequi n'oubliepas l'homme, d'lmre Nagy. CHRONIQUE Un point d'histoire INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino Bianco

, CONVIVIUM ESTUDIOS FILOSOFICOS UNIVERSIDAD DE BARCELONA · . Revue semestrielle . . . . . . .. - - Directeur ·: Jaime Bofill Bofill · --- * CONVIVIUM a publié: ' • J. BOFILL ....... . L. GUELLAR ... . Para una Metafisica del sentimiento : dos modos del conocer. Verdadera y falsa autenticidad vital. Confrontacion critica de dos actitudes : Ortega y San Agustin. R. ROQUER ....• La ruta de la Metafisica. El « lumen intellectus ·agentis » en _la Ontologiadel Conocimiento de Santo Tomas. · · · - · · F. CANALS ..... . P. XIBER TA . . . . . El itinerario agustiniano para alcanzar el conocimiento de Dios. - - . ·- .. - - . . . . - . -· . - . . - - . Y. LECLERC ..... · Whitehead : la transformacion del concepto de substancia. ]. M0 VALVERDE Sobre la Estética de Aristoteles. A. SANVISENS . . Breve introduccion a la Estética sociologica. . . . A. M0 ALVAREZ Exégesis ontologica de la primitiva caracterizacion del « Dasein ». J~ ALSlMA .. ·., ...,. Hesioao, proteta. y pensàdor. ]. METTRA .... . Le féminin et son symbolisme chez Claudel. * .. Les articlesde Convivium sont publiés en languesromanes et suivis de -résumésen anglais-etallemand. Chaque numéro comprend une section critique (Notes et discussions, critique des livres, revue des revues) . * Prix de vente au numéro : Abonnement annuel : Espagne 60 ptas 100 ptas ' Adresser toute la correspondance à Étranger u.s. $ 2.40 u.s. $ 4.00 Sr. Secretario de CONVIVIUM, ESTUDIOS FILOSOFICOS, Universidad de Barcelona, Barcelona- (Espagne). ~ - . - ... .. . . . . . . -. ' Biblioteca Gino Bianco

revue ltistorique et critiq~e Jes faits et· Jes idées JANVIER 1958 - VOL. Il, N° 1 SOMMAIRE Léo~ Emery_....... L'UNIVERSITÉ FRANÇAISE ET L'IDÉOLOGIE POLITIQUE 1 A. Bennigsen . • • • • • L'ISLAM ET L'UNION SOVIÉTIQUE •..•. ~.-.•.. ·.•...... -9 Robert Petitgand • • ROBESPIERRE, L'HOMME DE LA VERTU .: . • • . • . . . . . . . 19 Page, . oublie~ . . .- _ Georges Sorel . • . . • LA BIBLE .•..•••.••••.•.•..•.... ~ . . . . • . . • . . • • • . . . . • 27 L,Ex,périence communiste . ' Franklyn D. Holzman LE NOUVEAU ·MORATOIRE SOVIÉTIQUE . . • • . . . . . • . . . 2 8 Richard L: Walker .-.-. LE VOYAGE EN CHINE ....•..•••.... ·•..• ; .·•..• . . . • . 33 Les Réformateurs sociaux Leo A. Loubère . . . • LOUIS BLANC ET LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE.. 39 Quelques livres François Bondy • • • • • • Aimé Patri •......... Karl A. Wittfogel .... •• ERNST REUTER, EIN LEBEN FUR DIE FREIHEIT, de WILL Y BRANDT et RICHARD LOWENTHAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 0 DE LA SOUVERAINETÉ. - A LA RECHERCHEDU BIEN POLITIQUE, de BERTRAND DE JOUVENEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 RÉVOLUTION DANS LES CAMPAGNES CHINOISES, de RENÊ DUMONT . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • S5 Gérard Laferre....... LA DEUXIÈME INTERNATIONALE,1889-1923, de PATRICIA VAN DER ESCH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 L. Laurat •... ~ . . . . . . MARX A TRICHÉ, de HENRIETTE-ÉLISABETH GASCHET. . . . . . • • 57 Sylvain Meyer . . . . . . . L'HISTOIRES'AVANCEMASQUÉE, de LOUIS VALLON . . . . . . . . . . • 58 Branko Laxitch . . . . . . . UN COMMUNISMEQUI N'OUBLIE PASL'HOMME, d'IM RE NAGY. 59 Livres reçus Chronique UN POINT D'HISTOIRE . . . . . . . . . . . . . . • • • • • . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 1 C~ rrespondance Biblioteca Gino Bianco

FASQUELLE 11) ruede Grenelle)Paris Documents d'histoire contemporaine : ALEXANDRE WEISSBERG L'Accusé JESUS HERNANDEZ La. Grande Trahison · Le livre Jeplus révélateursur /'U.R.S.S. 875 F Le Jeu soviétiquedans la révolutione.rpagnole ' , ' ' 495 F * * BRANKO LAZITCH Tito et la Révolution yougoslave 1937-1956 WALTER LIPPMANN Crépuscule des démocraties r 690 F * WALTER KOLARZ 500 F La Russie et ses colonies 975 F Les Colonies russes d' E$trême-Orlent 645 F Œuvres de Pierre Naville COLLECTION << BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE>> Psychologie, Marxisme, Matérialisme Essais critiques Deuxième édition revue et augmentée 1948 600 F Fr.· Engels: Dialectique de la Nature Traduit de l'allemand par Denise Naville Préface, introduction générale et notes par Pierre Naville 1950 900 F L'lntellectuel communiste (A propos de Jean-Paul Sartre) 1956 200 F COLLECTION << RECHERCHESDE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL>> Publiée sous la di rection de Pierre Naville Essai sur la qualification du travail 1956 ' 500 F Le Nouveau Léviathan. 1. De l'aliénation à la jouissance :.a genèse de la sociologie_ du travail chez Marx et Engels 1957 1 400 F LIBRAIRIE MARCEL RIVIÈRE & CIE -- 31, rue Jacob, Paris, V/e Biblioteca Gino Bianco

rev11ehistorique et critique Jes faits et Jes iJées JANVIER 1958 Vol. Il, N° 1 L'UNIVERSITÉ FRANÇAISE ET L'IDÉOLOGIE POLITIQUE par Léon Emery UAND ON SE propose d'étudier l'évolution d'un peuple ou d'une nation, on se doit de faire entrer en ligne de compte non seulement les institutions et les classes sociales, mais les grandes collectivités telles que l'armée, la magistrature et peut-être avant tout les Églises, considérées du point de vue de l'histoire objective. Pour juger correctement du rôle de ces dernières, on n'est pas tenu de prodiguer les anecdotes, encore moins d'apprécier les vertus d'un abbé ou les défaillances d'un évêque. Mieux vaut cent fois dégager des ensembles à partir des textes significatifs et des interventions coordonnées dans la vie politique. De nos jours, l'action des Églises reste très importante et très digne du plus attentif examen, mais il convient de lui juxtaposer ou de lui opposer celle d'une autre puissance en pleine extension, l'école publique. On sait quel est son rôle dans les États totalitaires et comment elle a charge de modeler la jeunesse en fonction de la vérité officielle. Ce fait énorme et simple ne saurait être perdu de vue quand on se reporte vers les situations plus complexes, plus nuancées, qu'offrent à l'observation les pays démocratiques. En esquissant d'après les règles de méthode rappelées au sujet des Églises ce qui pourrait devenir une histoire de l'Université française moderne, nous ne cédon1 pas à l'attraction du mandarinat ; Biblioteca Gino Bianco , nous touchons au contraire à des problèmes d'une portée très générale et à la plus brûlante actualité. EN 1200 le pape Innocent III et le roi Philippe Auguste fondent l'Université de Paris, qui sera pendant tout le Moyen Age le centre intellectuel de la chrétienté. En 1795 la Convention élabore un plan général d'éducation populaire qui demeure virtuel ou théorique, et l'on sait comment la jeunesse des grandes écoles participe aux insurrections libérales du x1x 0 siècle. Il y aurait déjà en ces rapprochements matière à bien des réflexions mais, comme il faut abréger, courons aux années décisives, à la période 1879-1883. Un étrange conformisme voudrait faire croire que la création à cette époque de l'école primaire obligatoire et laïque s'inspira de motifs qui planaient majestueusement dans le ciel des idées pures; il saute aux yeux pourtant qu'elle était l'initiative majeure, et d'ailleurs très fortement conçue, du parti républicain qui venait de contraindre Mac-Mahon à la retraite et de s'emparer de tous les pouvoirs. Sans perdre une minute, ce parti organisait sa victoire de manière à la rendre définitive. Répéter, comme •

2 on devait le faire à satiété par la suite, que l'école laïque était la pierre angulaire de_la République, ce n'était point sacrifier à la rhétorique; mais rappeler un article de foi et aussi une vérité patente. L'histoire politique de la France républicaine est inintelligible pour les étrangers et souvent pour les Français eux-mêmes dès qu'on entre dans le dédale de ses complications byzantines ; mais elle devient étonnamment claire et rectiligne si on lui donne pour axe la bataille scolaire et donc, en dernière analyse, le conflit religieux. L'ÉCOLEPUBLIQUE,appelée brusquement à un immense essor au niveau le plus humble, était par droit de naissance ou prédestination historique l'instrument principal d'une politique « de gauche» qu'on déclarait émancipatrice. S'il est vrai que la gauche ne puisse jama·; se définir que par opposition à la droite, à l'ordre existant, au conservatisme, on comprend que l'école, fidèle à sës origines, se soit vouée à ce qu'elle croyait être un idéal constamment progressiste. Mais encore fallait-il préciser le contenu de cet idéal. Rien de plus simple au départ ; pour bien des raisons de doctrine· et de tactique, les républicains s'étaient convaincus que la force réelle des partis conservateurs résidait en leur liaison avec l'Église catholique et ralliés d'enthousiasme au mot d'ordre de Gambetta, à la consigne anticléricale. 11 eût été contre nature en ces conditions que l'enseignement populaire, berceau du corps électoral, ne fût pas orienté dans le sens que commandait la . conjoncture. C'est pourquoi l'on vit collaborer à sa création des francs-maçons, des protestants, des scientistes, unis par leur commune aversion envers les Jésuites et les ultramontains. C'est pourquoi surtout le terme de laïcité, qu'on prétendait synonyme de neutralité, ne put manquer de recouvrir certaines données très positives et très agissantes. L'école primaire développa sa vie morale, son militantisme, son apostolat, en s'armant de deux idées-forces, l'une contingente, l'autre essentielle. La première, fomentée par la tradition révolutionnaire, par les écrits vite bibliques de Hugo et de Michelet, par le souvenir cuisant · de la défaite, par l'attribution à l'instituteur allemand des mérites de la victoire bismarckienne, exaltait le patriotisme républicain, liait la cause de la liberté à celle de la France et de la revanche. · La seconde pouvait être définie __com~e une philosophie _vulgarisée ·_du prqgrès ; · elle annonçait le proche avènement ·du ·paràdis BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL , sur terre grâce aux vertus conjuguées de la science positive, de la diffusion des lumières et du bulle- . ·tin de vote. _ Il va de soi que cette croyance, inculquée aù nom de l'État, prêchée avec conviction par un personnel sincère et dévoué, reçue d'abord avec ferveur, devenait le moyen le plus efficace d'une large déchristianisation même si, respectant la lettre du contrat, on s'abstenait de toute attaque directe contre les religions révélées. En dépit de ses divisions et des querelles intestines qui semblaient le dévorer, le parti républicain pouvait se flatter d'avoir établi en quelques années les fondements de son règne ; pourtant il n'était pas satisfait et les retours offensifs de ses adversaires ne cessaient· de l'inquiéter ou de l'irriter. On peut dire qu'à travers vents et marées, de crise en crise, de décennie en décennie, il rêvera toujours de compléter son œuvre, c'est-à-dire d'instituer légalement ou pratiquement le monopole universitaire, l'ensei- _gnement d'État à sa convenance, bref l'obligation r~elle, inscrite en principe dans les lois Ferry, appliquée avec des tempéraments dont les doctrinaires de la laïcité s'accommodaient fort mal. Aux alentours de 1900 l'occasion parut bonne de franchir une nouvelle étape. Une fois de plus, l'étincelle étant produite par une affaire judiciaire qui passionna l'opinion, on avait revécu le conflit multiforme et cependant monotone entre la gauche réunifiée d'une part, les éléments conservateurs et cléricaux de l'autre, une fois de plus on avait évoqué le spectre du coup d'État, pour l'exorciser sans doute, mais aussi ·pour s'en servir. Lorsque les républicains groupés dans le « Bloc des Gauches » eurent remporté pleine victoire, les électeurs qui les portaient au pouvoir étant déjà en grande partie d'anciens élèves del' école primaire, ils se hâtèrent de prendre - de nouvelles garanties. On n'a pas assez remarqué que les lois anticléricales édictées par Combes furent principalement dirigées contre les congrégations enseignantes. Appliquées avec rigueur, elles privaient l'Église catholique d'un personnel spécialisé qui avait fait ses preuves et elles portaient à l'école confessionnelle un coup qu'on pouvait croire mortel; l'instauration du monopole semblait superflue. · Dans la perspective de l'histoire les faits donr nous venons de parler constituent un tout solide et logique ; ils nous conduisent au moment QÙ l'entreprise de laïcisation touchait à sa limite et promettait les plus belles moissons à ce qu'on appelle l'esprit radical ; mais dans la_profondeur : des consciences et ·dans _l'opacité des pensées · collectives s'accomplissaient des modulations , imprévues,.: grosses- ·d'un· ·avenir ·tragiqÙè. · ·

L. EMBRY EN VINGT ANS l'école primaire et la cohorte des instituteurs avaient légitimement acquis force et prestige; elles participaient ardemment à l' œuvre d'éducation démocratique qui s'accomplissait dans tous les pays civilisés. Ce qui était propre à la France, pourtant, ou du moins plus accentué que partout ailleurs, c'était l'alliance reconnue entre l'école populaire et une certaine idéologie politique, c'était la propension à se dire laïque, rationaliste, librepenseur. 11 est temps de préciser que cette attitude ne se traduisait pas de la même manière à tous les niveaux. Au sein de l'intelligentsia de gauche, elle engendrait comme il est de règle l'individualisme, le scepticisme et ce qu'on pourrait appeler l'anarchisme des intellectuels ; on passait doucement de l'esprit libéral à l' espri~ libertaire. Mieux que toute analyse instruit ici l'exemple de l'idolâtrie dont fut l'objet Anatole France, considéré coinme le successeur de Montaigne et de Voltaire ; il ne cessait de refaire Candide en une note plus nonchalante et plus négative. Un peu plus tard Alain devait conférer à la doctrine radicale une signification purement critique et n'y plus voir que l'affirmation d'une autonomie personnelle. Ces élégances ou ces hardiesses séduisaient nombre de professeurs dans les Facultés où régnait une assez heureuse diversité des pensées, dans les lycées, qu'on accusait de rester fidèles à la bourgeoisie. Plus plébéiens, plus impatients, imbus encore du zèle des néophytes et d'une dogmatique candeur, les instituteurs primaires, même quand ils se piquaient d'admirer Anatole France, poussaient avec une énergie croissante en une tout autre direction et témoignaient d'une foi plus constructive. Or voici que se présentait un nouveau centre de ralliement, le socialisme marxiste, d'autant plus convaincant qu'il se donnait pour une science de l'homme, pour une physique des sociétés et simultanément pour une infaillible technique d'instauration de la justice ; on voit en lui un éclatant renouveau de la philosophie du XVIIIe siècle, mère de la Révolution française, une décisive confirmation du prophétisme scientiste et laïque. Tout ce qui était vague acquiert une netteté géométrique et, du coup, l'U niver- . , site se regroupe. En son détail administratif la rétorme de 1902 est sans intérêt; il la faut noter pourtant, car elle ouvre une première brèche dans la ceinture fortifiée de l'humanisme secondaire à base de latin, elle inaugure les empiétements de l' enseignement moderne plus sympathique à l'école primaire et populaire. Mais il est clair que le fait probant, le fait symbolique, c'est la montée Biblioteca Gino Bianco 3 au zénith de Jaurès dont la riche personnalité gratifie le socialisme français d'un style à la fois populaire, universitaire et cicéronien. Lorsqu'il fonde son journal, L'Humanité, on s'amuse ou l'on s'émerveille de voir enseigner l'évangile des temps nouveaux par un ancien professeur de facul té de très grande classe, que secondent des écrivains renommés, un bibliothécaire de l'École normale supérieure et une imposante équipe d'agrégés. Par surcroît n'est-il pas bien connu qu' Anatole France s'est inscrit au Parti, en sorte que de ce prince de l'intelligence alexandrine au prolétaire du faubourg la conjonction est censée se faire sans nulle difficulté. En vérité qui donc ne serait ébranlé par de tels signes ? Il serait très exagéré d'en conclure que l'Université dans son ensemble fut convertie au socialisme, mais désormais, du sommet à la base, ses éléments les plus actifs ou les plus remuants se tournèrent vers lui ; une fraction extrémiste des instituteurs le jugea même trop enlisé dans le marais parlementaire et donna son adhésion aux thèses du syndicalisme révolutionnaire. Cette mutation ne s'exprime pas seulement par un glissement électoral vers la nouvelle gauche jauressiste. Si l'animosité des militants universitaires à l'égard de l'Église n'a pas faibli, un autre ennemi, le capitalisme, inspire maintenant leur colère vengeresse. Surtout, et comme par l'effet de la loi du balancier, le nationalisme, le patriotisme, se reportant vers la droite, l'esprit laïque communie volontiers avec le pacifisme et l'internationalisme, l'instituteur se fait de plt1s en plus, selon le mot de Jules Romains, le calme fantassin de la République universelle. Brandir comme on l'a fait cent fois la funèbre statistique des instituteurs et prof esseurs tombés sur les champs de bataille de la première guerre mondiale ne prouve rien que les désaccords entre l'idéologie d'une part, la discipline et les sentiments subconscients de l'autre. Le sens général de l'évolution que nous retraçons ne fut pas altéré par la catastrophe. L'assassinat de Jaurès, les horreurs du conflit ne firent qu'accélérer le rythme de l'histoire et, dans ces conditions, la Révolution russe à ses débuts fut accueillie par nombre d'universitaires au moins avec une curiosité bienveillante, , . , souvent avec une esperance pass1onnee. La paix revenue, les lignes du tableau s'accusent en pleine lumière. Quoi de plus clair que l'adhésion de la majorité des enseignants à la forme syndicale et à la CGT, malgré les interdictions gouvernementales, l'affirmation qu'un tel geste était illégal et le recours du pouvoir à des foudres mouillées ? La preuve •

4 était faite que l'Université gauchiste formait désormais un État dans l'État. Des cent vingt mille instituteurs, les trois quarts faisaient partie du puissant Syndicat national, vingt mille au moins du parti socialiste où ils jouaient un rôle des plus actifs. Encore convient-il d'ajouter que parmi ces derniers comptaient la plupart des dirigeants et que beaucoup d'entre eux se montraient partisans de l'unité d'action avec les communistes, alors adeptes de l'internationalisme prolétarien, de la destruction du traité de Versailles et des insurrections coloniales. Deux épisodes illustrent suffisamment les conséquences de ces attitudes. D'abord l'action menée en faveur de ce qu'on appelait l'école unique. Dans son livre sur la République des professeurs, Albert Thibaudet a montré que le grand public s'était en somme désintéressé de cette querelle de pédants à laquelle il n'avait rien compris; elle n'en fJit pas moins très vive, fertile en équivoques et en obscurités. Il s'agissait de faciliter l'accès des pauvres aux degrés moyen et supérieur de l'enseignement, chose louable pourvu qu'on la réalisât avec mesure et prudence en tenant compte des exigences d'une vraie culture. Mais on eut en bien des milieux l'impression que l'esprit primaire et scientiste cherchait à se frayer des voies plus larges vers les sommets de la hiérarchie universitaire et que la démagogie s'insinuait de plus en plus dans les discussions. D'autre part l'occasion était bonne d'utiliser des termes ambigus et de soutenir que la seule école unique digne de ce nom, c'était l'école du peuple, égale pour tous, qu'avait préconisée Michelet, donc le monopole universitaire. Nul doute que si des soucis plus graves ou plus pressants n'avaient sollicité l'attention, on aurait vu se développer une nouvelle manœuvre visant à donner enfin aux lois Ferry ce que certains disaient être leur achèvement logique. Plus ostensible et plus fracassante fut, à partir de 1934, l'intervention du monde universitaire dans la bagarre entre fascistes et antifascistes. Il parut évident que la foi laïque et socialiste ordonnait de s'engager contre les imitateurs français de Mussolini et de Hitler. Ne voyait-on pas d'ailleurs se ranimer, se colorer tous les souvenirs fournis par la tradition libérale et radicale du siècle précédent? On constatera sans surprise que les dirigeants du Syndicat national des instituteurs travaillèrent au lancement de ce qui allait être le « Front Populaire » bien avant que les communistes se fussent, par ordre, ralliés à l'opération pour la faire servir à leurs fins propres. N'oublions pas de situer au centr~· du grand rassemblement une organisation Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nouvelle qui eut presque valeur de symbole, le « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes » dont il convient de préciser tout de suite qu'il se recrutait à peu près exclusivement dans le monde des écoles ; plus tôt, plus clairement qu'aucun autre groupement, il fut conçu de manière à signifier la fraternelle alliance des radicaux, des socialistes et des communistes. C'est à son président que revint l'honneur de patronner le premier et sensationnel meeting parisien où Daladier, Blum et Thorez conclurent dans l'émotion générale le pacte d'amitié des partis de gauche. Ce n'est pas le lieu d'évoquer les rivalités, les manœuvres, les fourberies qui devaient proliférer derrière le décor de l'union antifasciste et produire de ruineuses conséquences. Il suffit d'avoir montré que les universitaires se portèrent, et dans la plupart des cas en toute bonne foi, à ce qu'ils croyaient être la pointe du combat. Il suffit aussi de rappeler que, voyant venir la seconde guerre mondiale, nombre d'entre eux se sentirent de plus en plus tiraillés entre le pacifisme et l'antifascisme car, nonobstant une dialectique fort creuse qui prétendait instituer le contraire en _axiome,la primauté du pacifisme conseillait des concessions aux puissances fascistes tandis que la primauté de l'antifascisme faisait admettre la fatalité, la nécessité raême, de la guerre idéologique. CE RETOURsur le passé était indispensable. Il permet de mieux comprendre la situation présente et, sous le paradoxe choquant, de retrouver une logique explicative. Nul doute que le communisme subisse déjà un vieillissement ·morbide, qu'en Russie même il soit ébranlé, que les satellites tirent sur les liens qui les rattachent à la planète centrale, que dans les démocraties d'Occident les ouvriers ne croient plus guère en lui. Il spécule, comme cela va de soi, sur l'entrée en lice des peuples affamés et igno,.. rants, mais on s'étonne de voir qu'en France notamment ses positions les plus fortes sont celles qu'il conserve ou améliore parmi les intellectuels et les universitaires. Faisons le point en quelques mots. Admettons que trois cent mille fonctionnaires dépendent aujourd'hui du ministère de !'Éducation natio.- nale : cinquante mille d'entre eux pour le moins cotisent au parti communiste ou à ses filiales. L'enseignement technique, les grandes écoles ont été particulièrement colonisés. Au dernier

L. EMERY congrès du Syndicat national des instituteurs, il est apparu que les communistes détenaient le quart des mandats. L'arithmétique ne dit pas tout, à beaucoup près ; un marxisme plus ou moins diffus, plus ou moins sollicité à l'avantage de l'Union soviétique tend à se répandre du haut en bas de l'Université comme s'il s'agissait d'une vérité indubitable qu'on donne ouvertement pour telle sans cesser pour autant de jeter feu et flamme au nom de la neutralité scolaire contre quiconque prétendrait enseigner le thomisme ou l'idéalisme chrétien. Soit consciemment et méthodiquement, soit dans le demi-jour des formules scientistes et d'un progressisme mal défini, l'école accorde à la propagande communiste un concours d'une inestimable importance. On se doit d'analyser avec le plus grand soin un fait aussi inquiétant. Faut-il se contenter d'une explication quelque peu mécanique? L'école fut d'abord radicale, puis, nous l'avons vu, chercha son centre de gravité du côté du socialisme jauressiste ; aujourd'hui elle penche vers le communisme. N'y aurait-il là que le phénomène bien connu de la poussée vers ce qu'on dit être la gauche, du changement des étiquettes politiques et, dans une moindre mesure, dans une mesure très variable, des pensées qu'elles recouvrent? Parler ainsi, c'est résoudre le problème en le supprimant; on ne saurait trop répéter que cette évolution vers le communisme n'est point du tout générale, qu'elle est depuis plusieurs années remplacée dans la classe ouvrière française par un mouvement de désaffection et de méfiance, qu'il faut donc revenir aux gens -d'école et se demander ce qui leur est spécifique. La réponse ne se dérobe pas derrière des voiles très épais. Une fois de plus il faut commencer par l'obsession laïciste. Les grandes espérances suscitées par le triomphe électoral du « Front Populaire » aboutissent en quatre ans et presque jour pour jour à la défaite, à l'invasion et aux funérailles de la République. Selon le sentiment de nombreux instituteurs et professeurs, un nouveau Mac-Mahon règne à Vichy et instaure un nouvel « ordre moral». Cette conviction, d'abord hésitante ou muette, se renforce lorsqu'on voit se développer contre les universitaires d'extrêmegauche une persécution relativement bénigne mais souvent injuste et presque toujours maladroite, lorsque est annoncée l'intention de supprimer les écoles normales, enfin et surtout lorsque s'accuse le dessein de redonner place officielle à l'Église. Dans ces conditions, la libération prit valeur d'une éclatante revanche républicaine, antifasciste et anticléricale, à laquelle les communistesse flattaientd'avoirdécisivement Biblioteca Gino Bianco 5 contribué ; elle devait pourtant être suivie d'amères déceptions. On croyait, aux élections de 1946, assurer le monopole du pouvoir au front commun socialiste-communiste, mais ces prévisions furent mises en déroute par la modeste rentrée des radicaux et bien plus par le succès retentissant de la démocratie chrétienne. A travers les fluctuations ou les inversions de la vie parlementaire, il fallut désormais constamment compter avec un parti qui, si désireux qu'il fût de se tourner vers la gauche, ne pouvait trahir la religion dont il se réclamait. Les changements imposés par le rapport des for ces ont ainsi créé un malaise chronique. Les milieux dont le laïcisme est la charte ne se consolent pas de voir les lois sur les congrégations tomber en désuétude, l'État subventionner les écoles confessionnelles et des catholiques avérés admis dans les conseils gouvernementaux ou même appelés à la magistrature suprême. Pour eux, que de scandales ! Or il est patent que socialistes et radicaux devenus ou redevenus partis de gouvernement ont dû pactiser avec la démocratie chrétienne, tandis que les communistes, à l'aise dans l'opposition, pouvaient se prévaloir d'une farouche orthodoxie anticléricale, ce qui ne les empêchait nullement de prodiguer sur d'autres plans les avances aux « chrétiens progressistes ». Tous ceux qui n'ont pu se guérir de croire que Rome demeurait l'ennemie jurée de la liberté de conscience et que la consigne gambettiste avait toujours force impérative quémandent donc des appuis auprès de ceux qui s'offrent avec audace. Et ils paient par la sympathie, la confiance déclarée ou la . , . , connivence res1gnee. D'autres désillusions, à peine moins mordantes, ont joué dans le même sens. La période 19441947 fut en France, comme en bien des pays, une période révolutionnaire ; mais les révolutions mécontentent toujours ceux qui les ont souhaitées, car elles ne sont pures et grandioses que dans l'attente ou la légende. Voici qu'étaient réalisées bien des réf ormes pour lesquelles on avait passionnément combattu : nationalisation des moyens de production et des « trusts », extension du droit syndical et des lois sociales, généralisation des conseils d'entreprise. On n'en était que plus amer devant les privilèges de l'argent, la persistance de la misère en certains secteurs, le désordre endémique, l'insécurité mondiale. Encore un faillite, l'éloignement du mirage, le report à plus tard des « lendemains qui chantent », tandis que les gouvernants reprennent l'antienne connue, l'exhortation à l'effort, à la modération, à la patience. Ils ont cent fois raison, bien peu d'audience. La déconvenue, l'irritation, l'augmen- •

6 tation des dés"ïrs et des besoins, la conviction bien ancrée que l'enseignement n'est pas traité selon ses mérites, l'accoutumance à l'action syndicale et même à la grève, entretiennent dans l'Université, fille chérie du régime, une opposition latente qui dispose à mieux entendre la démagogie communiste, inépuisable en récriminations et en promesses. Les chevaux de bataille sont toujours les mêmes : l'anticapitalisme qui sert à rendre haïssable la présence américaine,_ le pacifisme dont on tire argument pour les mêmes fins, l'élévation du niveau de vie des masses, doctrine reliée par de grosses ficelles à l'apologie du marxisme, la démocratisation de l'enseignement qui à travers des modalités. variables vise à étendre l'emprise de l'école su_r la nation, à faire r~gner sur toutes autres disciplines les sciences expérimentales et la pensée matérialiste, à favoriser plus encore l'école officielle par rapport à l'enseignement libre sur lequel on étend les contrôles puisqu'on ne peut l'interdire. Une tradition d'abord libérale puis socialisante et ouvriériste qui a pris la valeur d'un credo, puis un faisceau de circonstances bien faites pour jeter le trouble dans les esprits, expliquent donc les gains considérables réalisés dans l'Université par les agents du parti communiste et, ce qui revient au même, du soi-disant « Mouvement de la Paix». Les maîtres qui refusent l'enrôlement direct n'en sont pas moins dans bien des cas préparés par la nostalgie de l'union des gauches et le rêve de l'union des peuples à des collaborations dont ils ne voient pas qu'ils sont dupes. Une fois de plus d'ailleurs, l'individualisme démontre ses faiblesses et ses vacillations. Au début du siècle Anatole France rejoignait le socialisme, ce qui était paradoxal mais inoffensif et préfigurait des démarches moins anodines. N'avons-nous pas vu en notre temps les chefs de file du romantisme libertaire, André Gide, Romain Rolland tomber pour plus ou moins longtemps, et non sans dommage, dans les filets du stalinisme? Plus près de nous encore, un Sartre, ancien professeur de philosophie, ne l'oublions pas, prétend demeurer fidèle à son anarchisme, ce qui n'empêche qu'en pratique et sur presque tous les points il s'associe aux campagnes des hommes de Moscou. On songe au raccourci prophétique et symbolique dessiné . par Dostoïevski dans les Démons : le père est un honnête professeur libéral de style quarantehuitard, vaniteux, puéril, chimérique et bonasse ; le fils est un nihiliste immoral et cynique, un révolutionnaire professionnel en quête du tyran dont il sera, s'il réussit, l'éminence grise. Comme i 1 arrive bien souvent, l'art en ses exagérations mêmes dévoile de terribles vérités. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT- SOCIAL Mais tout cela dit ou suggéré tant bien que mal, il faut bien revenir à une lancinante. question. Pourquoi des intellectuels, des .. universitaires sont-ils plus crédules, plus portés à la confusion des valeurs . que les ouvriers et les paysans ? Étant admis leur idéal gauchiste et progressiste, comment peuvent-ils croire que la réalisation de cet idéal dépend d'un régime dont les forfaits sont aujourd'hui reconnus par ceux-là mêmes qui en ont été les témoins et les complices, d'un parti français dont les palinodies, la bassesse et la servilité devraient leur donner la nausée? On ne saurait trop s'arrêter devant pareille énigme, .s'appliquer à une étude psychologique et sociologique de la caste des intellectuels et de leur action politique. Disons seulement, pour ne considérer que des mobiles honorables, qu'un intellectuel, un demiintellectuel plus encore, · surtout lorsqu'il se pique d'être cartésien, est par définition celui qui réduit les objets à des principes et à des idées générales. Il s'estime satisfait lorsqu'il a construit une logique, disposé en bon ordre une suite d'abstractions. Peut-être ce penchant est-il particulièrement visible en France puisqu'on y a constamment situé l'idolâtrie des arrangements verbaux et des formules qu'on dit universelles. Dans ces conditions et malgré tous les avertissements, toutes les leçons de l'expérience, . l'intellectuel ne parvient pas à voir la réalité d'un système, la corruption d'un régime, le mensonge des mots, l'impudence des propagandes; il n'est à son aise qu'en parlant du communisme en soi, qu'en opposant dans le vague et dans le vide la droite à la gauche, le fascisme à la démocratie, le capitalisme au bien-être populaire. S'il subsiste des difficultés, la dialectique fournit réponse à tout, car elle apporte la certitude que les vérités sont en devenir et que le sens de l'histoire ne peut être altéré. Après quoi les esprits forts ont toute licence de railler le providentialisme ou de remarquer ironiquement que Hugo écrit Progrès avec une grandiose majuscule qui tient lieu.,de justification... • Nous AVONS- DIFFÉRÉ l'examen ou" dur moins la mention d'un aspect du problème qui à lui seul exigerait tout un livre. L'un des fléaux de notre époque, l'une des folies les plus explo-_ sives, c'est la volonté d'accélérer outre mesure ce qui ne peut se passer du temps, c'est-à-dire l'accession à la culture. Déjà dans tous les pays, en France comme ailleurs, il en résulte la multi-

L. EMBRY plication des faux lettrés, des pseudo-intellectuels, d'autant plus butés et fanatiques qu'ils savent moins et pensent peu, d'autant plus désireux aussi de faire carrière, de se classer parmi les maîtres ou les contremaîtres. On ne connaît que trop cette forme de l'arrivisme et l'on sait qu'elle est rarement féconde; mais on la retrouve avec une virulence accrue et, disons-le sans délai, une signification bien plus haute au cœur du drame destiné sans doute à bouleverser maintenant le siècle, de la lutte qui se déroule entre les colonies d'hier et les nations colonisatrices, résignées à la retraite. Convenons qu'ici la position des universitaires français ne laisse pas d'être délicate. On s'est targué d'apporter les bienfaits des lumières en des régions d'Asie et d'Afrique sommairement jugées ignorantes et apathiques et qu'on ne voulait pas abandonner aux entreprises éducatives des missions chrétiennes. Il fallait dès lors choisir entre deux méthodes : ou bien concevoir un enseignement compatible avec les traditions et, lorsqu'elles possédaient une indiscutable valeur, les cultures indigènes; ou bien imposer à d'autres clientèles scolaires dans toute la mesure du possible ce qui était authentiquement occidental et français. L'intérêt, l'orgueil pharisaïque et l'idéalisme se confondant ici sans peine, on opta naturellement pour le second parti ; mais on ne voulut pas voir qu'il impliquait et promettait une politique d'assimilation complète. ' Dès l'instant qu'un Kabyle ou un Annamite parlent français, s'initient à nos sciences et à notre vie civique, conquièrent nos diplômes, la conclusion est irrésistible et l'on doit les traiter comme des Français. Nous n'avons pas su dégager à temps avec une suffisante ampleur les conséquences nécessaires de notre option première et nous avons ainsi rendu fatal le schisme que préparaient d'autres causes. Que les élites nationalistes soulevées contre notre autorité du Tonkin au Maroc aient été en grande partie formées dans nos écoles, il n'y a rien là que de parfaitement naturel ; elles réclament ces droits dont elles ont, grâce à l'exemple européen, senti qu'elles avaient été dépouillées. Cette situation très classique rend compte du caractère ambigu, instable, composite, des partis nationaux qui ont surgi dans toute la zone naguère colonisée; il s'y rencontre assurément des ambitieux sans scrupules, des fanatiques soucieux avant tout de venger d'anciennes humiliations, des néophytes du marxisme, des agents communistes ou des agents d'affaires, mais aussi des intellectuels qui, convertis à l'idéologie moderne, conservent une certaine sympathie pour le pays qui les en gratifia et souhaitent ne pas répudier Biblioteca Gino Bianco 7 son influence. Qui ne voit que les anciennes colonies anglaises répugnent à quitter le Com'.9 monwealth et qu'il en sera peut-être un jour des nôtres comme de celles de la vieille Espagne, devenues républicaines, mais fidèles à l'hispanisme? Si les problèmes n'étaient faussés par la menace soviétique, la crainte de périlleuses subversions et de la troisième guerre mondiale, on dirait vite conf orme3 à la justice immanente, non pas la dislocation des empires nés de la colonisation occidentale, mais de vastes réformes internes abolissant ou réduisant les différences entre les maîtres et les élèves. Un professeur d'économie politique, qui fut aussi une des vedettes du parti socialiste, disait, au moment où se développait l'agitation du néo-Destour, que tous ses étudiants tunisiens quittaient son cours pour entrer dans les prisons françaises. De telles situations jettent une lumière fort crue sur les filiations dont résulte nécessairement le sentiment. d'une lourde responsabilité. En termes d'école on peut bien dire que nous avons enseigné la liberté aux meilleurs éléments des élites indigènes; qu'on nous ait pris au mot, c'est normal ; que nombre d'universitaires se sentent engagés et tenus d'opiner selon leurs principes, on ne saurait ni s'en étonner, ni les en blâmer. Par malheur ils oublient une fois de plus que rien n'est simple et que la politique ne peut jamais se confondre avec une justice rectiligne, fille du raisonnement pur. Remonter à la source conduit à évoquer la question la plus mal famée d'aujourd'hui, celle dont, en raison de souvenirs atroces, il est à peu près interdit de parler sans passion. On entend bien qu'il s'agit du racisme auquel un professeur de Sorbonne vient précisément de consacrer tout un livre d'exorcisme en affirmant qu'il est en définitive le seul péché vraiment capital. La vigueur dans l'anathème suppose ou requiert des définitions sans équivoque. Si le racisme conduit à l'asservissement ou au massacre des races dites inférieures, alors en effet on peut se dispenser de toute discussion à son sujet, car il n'est personne qui ne le doive condamner. Mais si la négation du racisme ou de ce racisme criminel oblige à proclamer que tous les peuples se valent, que tous les hommes se valent, qu'aucune difficulté réelle ne doit naître nulle part des contacts entre des civilisations différentes, on abandonne le domaine des faits pour prêcher ou vaticiner. Nous ne sommes pas seulement en présence d'un théorème moral ou d'une affirmation de la conscience religieuse, mais aussi d'une série de situations très complexes et très différentes, un traitement spécial devant être adapté à chacune. Certes, il faut tenir largement, hardiment compte_ des •

·B intérêts et des droits des autochtones, mais aussi de ceux de_sFrançais lorsqu'ils sont fonction d'un labeur utile, des intrigues subversives qui se donnent libre cours partout où l'anarchie reparaît, de l'équilibre mondial, des dangers de guerre. 11 est bien évident qu'en pareil imbroglio la tâtonnante recherche des ajustements et des compromis fait appel au plus tenace courage et qu'elle traîne après elle l'inévitable séquelle des brutalités et des hypocrisies. Comme on voudrait pouvoir se détourner de la jungle ensanglantée et s'en tenir vertueusement à des vœux pieux ou à des déclarations indignées ! Mais quoi! Nous vivons sur terre et en un siècle de fer. Le vrai devoir humain n'est-il pas d'accepter dans tous les cas toutes les conditions de la tâche, y compris les plus déchirantes ? Il serait très exagéré de prétendre que le drame algérien, exemple typique des problèmes soulevés par la liquidation du colonialisme classique, soit au centre des préoccupations mondiales. Il le serait plus encore de le ramener à la_ seule action d'un boomerang idéologique, à 1'effet d'un essaimage de la culture moderne et d'une insurrection d'élèves prenant au sérieux ce qui leur fut révélé. Mais on voit toutefois sans peine pourquoi cette question obsède. cruellement beaucoup de Français et peut-être plus particulièrement d'intellectuels et d' éducateurs ; elle condense en elle tout ce qui constitue la sévère mise à l'épreuve d'une foi politique universaliste aux prises avec l'égoïsme national d'une part, la prudence et le sens des réalités de l'autre. Quand les universitaires qui, comme chacun sait, forment la clientèle principale de journaux tels que le Monde, s'avouent très BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL mal à l'aise devant les violences de la guerre d'Algérie, quand ils appellent de tous leurs vœux une solution dictée par les principes égalitaires et libéraux dont ils ont favorisé l'exportation, il n'est rien là que d'honorable et l'on s'en voudrait de ne pas sympathiser avec cet état d'esprit. Mais l'enjeu est si important et la valeur éclairante de cette position est si considérable qu'on n'est pas dispensé de se demander si le recours à la théorie et à ses commodités ne va pas sans simplisme ou sans présomption, n'aboutit pas à s'abstraire des réalités, à prendre la phraséologie ou la passion pour une pensée cohérente, à servir ,inconsciemment des combinaisons machiavéliques dont la réussite porterait le coup de grâce à toutes nos espérances, à la liberté, à la paix. Échapper aux pièges, c'est d'abord étendre son regard, tenir autant que possible compte de toutes les données, obéir à la sagesse empirique en même temps qu'aux invites de la raison et du cœur. Nous AVONS ESSAYÉ de montrer pourquoi l'Université, en tant que corps social, n'est préparée ni par .son histoire, ni par ses habitudes intellectuelles, ni par ses tendances, à remplir excellemment la fonction inspiratrice ou même dirigeante qu'elle prétend assumer. Que lui faudrait-il pour en être mieux capable? Peut-être, avant tout, une cure d'humilité ou, si l'on préfère le jargon en vigueur, une sincère autocritique ... LÉON EMERY >

L'ISLAM ET L'UNION SOVIÉTIQUE par A. Bennigsen LA CONQl]t;:TE RUSSE du Daghestan et du Caucase central s'est heurtée de 1829 à 1859 à une résistance acharnée des montagnards du Caucase conduits par l'imam Chamil, chef de la confrérie religieuse des murides, branche caucasienne de la célèbre N aqchbandiya. Leur épopée, que les musulmans caucasiens conservent jalousement comme une page glorieuse de leur histoire, a été fort diversement interprétée par la science historique soviétique. Elle est tantôt un mouvement de « libération nationale » opposant un peuple «colonial» à l'impérialisme d'une grande . puissance, tantôt un mouvement «clérical et réac- • • uonnaire ». Le point de vue soviétique sur l'histoire des mouvements de libération au Caucase, et en partiailier du muridisme, dérive de la doctrine de Lénine et de Staline sur le problème des nationalités. Celle-ci est fondée pour l'essentiel sur certaines thèses de Marx relatives aux mouvements nationaux, thèses qui, il est utile de le rappeler, ont été élaborées exclusivement en prévision de la révolution prolétarienne en Europe et du renversement du capitalisme. Cette doctrine ne constitue pas un dogme et évolue selon les circonstances et les époques; elle peut être ramenée au principe suivant : chaque peuple vivant en régime capitaliste doit aspirer à l'indépendance et, s'il accède au régime socialiste, à l'union la plus étroite avec les autres peuples socialistes. C'est sur ce principe que Lénine a édifié sa conception de la révolution dans une Russie multinationale : la Russie tsariste, a prison des peuples », devait être battue et démembrée, mais aussitôt après les peuples libérés devaient s'unir en un« ensemble socialiste unique». C'est pourquoi la conception qu'avait Lénine des mouvements de libération nationale n'était pas Biblioteca Gino Bianco seulement ambiguë mais a bien varié selon les circonstances. L'attitude du PC de l'URSS envers le mouvement de libération des peuples de Russie a passé par deux étapes principales. La première dura jusqu'à la . consolidation définitive de la révolution en Russie. Pendant cette étape, les autorités bolchéviques s'en tenaient aux positions extrémistes de la reconnaissance du droit absolu de chaque peuple à la sécession. La seconde, antiminoritaire et russificatrice, commence au moment où le gouvernement s'engage dans une politique de centralisation, donc d'unification des peuples de Russie en un « ensemble socialiste unique». Cette étape fut franchie sous la direction de Staline, qui modifia la doctrine de Lénine. Pendant la période révolutionnaire de 1917-1922, les mouvements de libération nationale étaient considérés, sans aucune réserve, comme progressistes, . populaires et démocratiques. Par conséquent la conquête de la périphérie non russe par les armées tsaristes était une « entreprise impérialiste et colonialiste » ; et son annexion à l'Empire russe un mal absolu. Telles étaient les thèses de l' « école historique» de Pokrovski. Le point de vue officiel sur le caractère progressiste des mouvements de libération des peuples slaves de Russie (Ukrainiens, Biélorusses) con1mence à changer en 1932-1933 ; à partir de ce moment, l'édification d'un État socialiste unique est regardée comme s'insérant dans un processus historique continu ; mais en ce qui concerne les peuples non slaves, l'attitude de l'époque révolutionnaire demeura longtemps encore inchangée. Jusqu'en 1950, la résistance des montagnards caucasiens resta considérée comme un mouvement patriotique et progressi'ste, et son chef, Chamil, •

10 comme le « héros incontesté d'une · lutte de libérationnationale ». La Grande Encyclopédie- Soviétique 1 de 1934 qualifie l'imam Chamil de « grand démocrate, célèbre par son intelligence, son courage et son héroïsme»; « chef d'un mouvement de libération nationale, dirigé contre la politique coloniale du tsarisme ... son mouvement étant une révolte contre la féodalité ». La très officielle Histoire de l'URSS 2 confirme ce jugement en qualifiant Chamil de « chef militaire très brave », « organisateur exceptionnel », « adversaire farouche du féodalisme local ». D'innombrables ouvrages s'associaient à cet l1ommage, parmi lesquels on peut nommer notamment la Vie de Chamil, de _Pavlenko (Moscou, 1941), Chamil, de S. K. Bouchouïev (1\tloscou, 1945 ; Institut d'histoire de l'Académie des Sciences de l'URSS), ainsi que trois LE CONTRAT SOCIAL ouvrages précieux de R. M. Mouhammadov : L' Imam Chamil (Makhatch-Kala, 1940), La Lutte des montagnards contre la Russie tsariste et Le Mouvement de Chamil (les deux derniers ouvrages ont été publiés en 1941 et 1949 par la filiale daghestanaise de l'Académie des Sciences de l'URSS). Citons enfin !'Histoire de la pensée sociale et philosophique en Azerbaïdjan au XIX 0 siècle, de H. Housseïnov (Bakou, 1948), dont les tribulations marquent le terme de l'indulgence soviétique envers Chamil. Lauréat du prix Staline en mars 1949, Housseïnov en est dépossédé deux mois plus tard par une décision spéciale du Conseil des ministres de l'URSS parce que son ouvrage comportait un chapitre à la gloire de Chamil. En 1949 les conceptions historiques soviétiques venaient de changer brutalement. I. La condamnation du muridisme : la théorie du << moindre mal 1, p OUR COMPRENDRE les raisons de ce brusque . · changement, il importe de rappeler l'arrièreplan politique sur lequel évoluait la science histo- . . , . r1que sov1et1que. La nécessité de réviser l' « école » de Pokrovski qui, fidèle aux thèses du marxisme classique, jugeait toutes les conquêtes de l'impérialisme russe comme un mal absolu, devint évidente dès avant la guerre et contraignit le Parti à formuler la théorie du « moindre mal». Elle fut employée pour la première fois le 22 août 1937 dans une résolution de la Commission gouvernementale pour les questions historiques. Dorénavant les annexions des divers peuples par la Russie devaient être analysées sous l'angle d'une alternative - la réunion à la Russie, ou l'annexion par un autre pays (Pologne, Turquie, Perse, voire Grande-Bretagne). Cette alternative devait toujours être résolue en faveur de la Russie., puisque seule la conquête tsariste a permis aux peuples conquis de vivre la révolution et d'accéder à la « dictature du prolétariat », forme supérieure de l'organisation sociale et politique. · Cette formule, simpliste et très éloignée du matérialisme historique du marxisme, visait des buts exclusivement politiques et les historiens soviétiques s'en sont servis pour justifier les méthodes de violence qui accompagnèrent l'édification de l'État russe et, ipso facto, la politique nationale du parti communiste. Elle fut d'abord appliquée aux peuples qui avaient renoncé, de leur plein gré,· à leur indépendance nationale pour faire partie de la .Russie tsariste (Ukraine, Géorgie), mais sans 1. 1re édition, ·vol. 61, 1934, I>I>, 804-806~ . . 2. Pankratova., Moscou, 1944, vol. ·2 I>I>. 155-158. Biblioteca Gino Bianco prendre en considération les formes et méthodes de cette unification, puis aux peuples réunis à la Russie par suite d'opérations militaires de l'armée russe · (Pologne, Caucase du Nord, Turkestan). De la formule du « moindre mal » le Parti en tira une autre, celle du << grand peuple russe, frère aîné des peuples soviétiques., créateur d'une culture internationale originale» - la seule vraiment progressiste. Au lendemain de la guerre, la formule du « moindre mal » commence à céder progressivement la place à celle du bien absolu. Il est aisé de comprendre les raisons de ce nouveau revirement : en 1945., il fallait mettre fin au relâchement idéologique et briser net les tendances « cosmopolites » et nationalistes des peuples allogènes; surtout des musulmans., dont plus d'un million venaient d'être déportés en Sibérie pot.µ" « trahison ». Dorénavant., par un durcissement doctrinal., les autorités soviétiques nieront le caractère progressiste des mouvements nationaux non socialistes ; cette négation entraînera automatiquement la condamnation des révoltes musulmanes antirusses ·à direction religieuse., féodale ou bourgeoise., tels le muridisme du Daghestan., ou le mouvement du khan Kenessary Kasymov au Kazakhstan. Mais d'autres raisons, plus récentes., expliquent la condamnation du muridisme : · 1. A partir de 1948., une conjoncture très défavorable à l'URSS se forme au Moyen-Orient et dans les pays arabes où les États-Uniscommencerit à s'installer et où le communisme est partout en recul; ' · . 2. Les autorités soviétiques craignaient à juste titre que les traditions du muridisme n'inspirent

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