Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

330 RECHERCHES III. Conjonctions jondamentales IL RESTE A EXAMINER les cas où l'on constate une connivence essentielle entre les principes des jeux. Rien de plus remarquable à cet égard que l'exacte symétrie qui apparaît entre la nature de l' agôn et celle de l' alea : elles sont parallèles et complémentaires. L'une et l'autre requièrent une équité absolue, une égalité des chances mathématique ou qui du moins se rapproche le plus possible d'une rigueur impeccable. Partout des règles d'une précision admirable, des mesures méticuleuses, des calculs savants. Cela dit, le mode de désignation du vainqueur est strictement inverse dans les deux espèces de jeux : dans l'une, on l'a vu, le joueur ne compte que sur lui, dans l'autre sur tout excepté sur lui. Une mise en œuvre de toutes les ressources personnelles fait contraste avec le refus délibéré de les employer. Mais entre les deux extrêmes que représentent par exemple les échecs et les dés, le football et la loterie, s'ouvre l'éventail d'une multitude de jeux qui combinent en proportion variable les deux attitudes : les jeux de cartes qui ne sont pas de pur hasard, les dominos, le golf et tant d'autres où le plaisir naît pour le joueur d'avoir à tirer le meilleur parti possible d'une situation qu'il n'a pas créée ou de péripéties qu'il ne peut diriger qu'en partie seulement. La chance représente la résistance opposée de la réalité à la force, à l'adresse ou au savoir du joueur. Le jeu apparaît alors comme l'image même de la vie, mais une image fictive, idéale, ordonnée, séparée, limitée, en un mot qui présente les caractères particuliers à l'univers des jeux. Agôn et alea, dans cet univers, occupent le domaine de la règle. Sans règle, il n'est ni compétition ni jeu de hasard. A l'autre pôle, mimicry et ilinx supposent également un monde déréglé où le joueur improvise constamment, se confiant à une fantaisie jaillissante ou une inspiration souveraine, qui ni l'une ni l'autre ne reconnaissent de code. Comme tout à l'heure, dans l' agôn, le joueur faisait fond sur sa volonté, tandis qu'il y renonçait dans l' alea, ici, la mi1nicry suppose de la part de qui s'y livre la conscience de la feinte et du simulacre, tandis que le propre du vertige et de l'extase est d'annihiler toute conscience. Autrement dit, dans la simulation, on remarque une sorte de dédoublement de la conscience de l'acteur entre sa propre personne et le rôle qu'il joue ; dans la possession au contraire, il y a désarroi et panique, sinon éclipse absolue de la conscience. La composition vient du fait que le simulacre, par lui-même, est générateur de vertige, et le dédoublement, source de panique. Feindre d'être un autre aliène et transporte. Porter un masque enivre et affranchit. De sorte que dans ce domaine dangereux où la perception chavire, la conjonction du masque et de la transe est entre toutes redoutable. Elle provoque de tels accès, elle atteint de tels paroxysmes que le monde réel se trouve passagèrement anéanti dans la conscience hallucinée du possédé. BibliotecaGinoBianco Les combinaisons de l' alea et de l' agôn sont un libre jeu de la volonté à partir de la satisfaction qu'on éprouve à vaincre une difficulté arbitrairement conçue et volontairement acceptée; l'alliance de la mimicry et de l'ilinx ouvre la porte à un déchaînement inexpiable, total, qui, dans ses formes les plus nettes, apparaît comme le contraire du jeu, je veux dire comme une métamorphose sublime des conditions de la vie : l'épilepsie ainsi provoquée, parce qu'elle est sans repère concevable, semble l'emporter d'aussi loin en autorité, en valeur et en intensité sur le monde réel, que le monde réel l'emporte sur les activités formelles et juridiques, d'avance protégées, que constituent les jeu.x soumis aux règles complémentaires de l' agôn et de l' alea et qui sont, eux, entièrement repérés. L'alliance du simulacre et du vertige est si puissante, si irrémédiable qu'elle appartient naturellement à la sphère du sacré et qu'elle fournit peut-être un des ressorts principaux du mélange indicible d'épouvante et de fascination qui le définit. La vertu d'un tel sortilège me paraît invincible au point que je ne m'étonne pas qu'il ait fallu des millénaires à l'homme pour s'affranchir du mirage. Il y a gagné d'accéder à ce qu'on nomme communément la civilisation, dont je crois l'avènement issu d'un pari à peu près analogue partout et qui n'en a pas moins été risqué dans des conditions partout différentes. Ainsi une substitution capitale remplace le monde du masque et de l'extase par celui du mérite et de la chance. Il convient en outre, me semble-t-il, d'insister brièvement sur une autre symétrie. L' alea se combine de préférence avec l'agôn, la mimicry de préférence avec l'ilinx. En même temps, à l'intérieur de l'alliance, l'un des composants représente chaque fois un facteur actif et fécond, l'autre un élément passif, sinon • nuneux. La compétition et le simulacre peuvent créer, et créent en effet des formes de culture auxquels une valeur soit éducative soit esthétique est volontiers reconnue et qui donnent naissance à des institutions stables, prestigieuses, fréquentes, presque inévitables. En effet, la compétition réglée n'est rien d'autre que le sport ; le simulacre conçu comme jeu, rien d'autre que le théâtre. Au contraire, la recherche de la chance, la poursuite du vertige, dans l'ensemble et sauf de rares exceptions n'aboutissent à rien, ne créent rien qui soit capable de se développer ou de s'établir. Il arrive plus souvent qu'elles deviennent des passions qui paralysent, interrompent ou ravagent . • La racine d'une pareille inégalité ne semble pas difficile à découvrir. Dans la première coalition, celle qui préside au monde de la règle, l' alea et l' agôn expriment des attitudes diamétralement opposées à l'égard de la volonté. L'agôn, désir de· victoire et effort pour l'obtenir, implique que le champion , compte sur ses ressources propres. Il veut triompher, faire la preuve de son excellence.

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