' .. 312 monténég1in. Et pourtant tous ces événements ont surgi, bouleversant, de façon inégale mais certaine, les confins ·de l'Empire soviétique. Rien, sinon son extrémisme de naguère, ne pré,- destinait Djilas à être le premier dirigeant d'un État communiste qui prononcerait la condamnation irrévocable du système. Conspirateur, il donnait l'impression d'un fanatique intraitable et d'un terroriste enragé. Chef de guerilla, il menait la conquête communiste du Monténégro de . façon si sectaire et si sanglante que Tito dut le rappeler et le garder auprès de lui à son quartier général d'Oujitsé. Retourné au journalisme, Djilas, comme directeur de l'organe du PC, voyait encore partout la« cinquième colonne» et, assoiffé de sang, deman-- dait de nouvelles exécutions : il mettait sur le compte de la trahison les sinistres dus à des accidents du travail, et trouvait toujours trop doux les jugements prononcés contre les accusés « politiques ». * Ce rigorisme n'était pas non plus celui d'un ascète. Lorsque les membres de la nouvelle classe se livrèrent, la paix venue, à leurs goûts et à leurs mœurs de parvenus, Djilas partagea les abus qu'il devait apprendre à flétrir. Ayant confisqué à son usage la villa d'un ancien ministre et la trouvant insuffisamment somptueuse, Djilas ordonna de la transformer, y aménageant une piscine et peuplant ses jardins d'un troupeau de paons. Chaque année, il changeait sa Cadillac personnelle pour une neuve. Mais s'il faut une preuve que le jugement sur un homme politique, en particulier sur un communiste, ne doit pas être définitif tant qu'il vit, Djilas nous fournit cette preuve aujourd'hui. Le rachat du passé La tragédie politique de Djilas est d'avoir connu le pouvoir avant son évolution personnelle, et d'avoir consommé cette même évolution dans des circonstances où il était au contraire isolé, imp 1 nssant et prisonnier du système. En décembre 1953 encore, au moment où ses articles secouèrent les cadres du Parti communiste yougoslave, Djilas aurait pu, en manœuvrant, imposer son point de vue d'alors au lieu de se laisser vaincre. Les atouts ne manquaient pas dans son jeu : lui-même venait d'être élu à l'unanimité président de l'Assemblée nationale ; son ami le plus intime, Peko Daptchvitch ·c elui que Djilas a défendu dans son dernier article, .« Anatomie d'~e morale »), était chef de l'état- ,major de l'armée; V. Vlahovitch, le directeur de !3orba ( organe du PC yougoslave) l'appuyait dans , * Lorsqu'en 1946 un tribunal de Belgrade I,)rononça l'élargissement d'un suspect, accusé d'un délit. mineur, Djilas écrivit le lendemain un furieux article protestant contre le scandale du verdict; il s'ensuivit la mise à la retraite du juge ·et un nouveau procès ; le prévenu, déjà libéré, fut cette fois condamné à mort-~t exécuté. Lorsque Hebrang, membre du ·politburo, formula certaines réserves à l'égard de Tito, en :1946, Djilas fut aussi le premier à demander son exclusion. 'En 1948, il se dressa contre un autre dirigeant, Sreten Zouyovitch, et en 1952 il I,)résida lui-même la commission qui chassa du PC son collègue au Politburo Blagoyé Neskovitch, vice-président du gouvernement yougoslave. Bi-bliotecaGinoBianco L'EXPÉRIENCE COMMUNIS-TB - ' . . .. - .. ses nouvelles positions ; enfin Tito était, comme d'habitude, absent de Belgrade. Si Djilas avait pris la tête d'une révolution de palais (comparable à celles qui se font au Kremlin), il aurait pu devenir le maître de la Yougoslavie. Mais il était encore atteint de la même affection que· tous les théoriciens communistes - à commencer par Trotski et par Boukharine - qui ont toujours tremblé devant l'unité du Parti, tout en s'obstinant à compter sur les masses, sur le prochain plénum du Comité central, sur la classe ouvrière, et à opposer les citations de Marx ou de Lénine aux machinations d'un Staline ou d'un Tito. Bref, Djilas s'est laissé prendre en défaut par l'appareil. L'homme manquait d'initiative, mais l'appareil, lui, ne manquait nullement de vigilance : la surveillance de Djilas et de Daptchvitch fut minutieusement organisée dès que le désaccord de principe se manifesta, et lorsque le plénum du Comité central du PC yougoslave se réunit, les 16 et 17 janvier 1954, Djilas, déjà isolé et vaincu, en fut réduit à une « autocritique » aussi humiliante que lamentable. On dirait presque qu'il a écrit « La Nouvelle Classe» pour se racheter de ses péchés d'autrefois, sans en excepter cette capitulation devant le plénum, où il avouait que c, le Parti a toujours raison ». * )f )f LE LIVRE de Djilas ne compte guère plus de deux cents pages, mais prête à de nombreuses discussions, dont certaines sont à écarter immédiatement, car elles risquent d'être stériles et interminables. La première concerne l'originalité des idées exprimées : dire que le livre de Djilas ·est une révélation est aussi inexact que d'affirmer qu'il n'apporte rien de nouveau. Djilas a entrepris d'écrire une anatomie de la société communiste,, de la formation de sa classe dirigeante et du fonctionnement de cette classe dans les cadres du système. Vu sous cet aspect, le livre répète ou confirme ce que de nombreux auteurs ont déjà dit sur un point précis, mais il donne un tableau · d'ensemble que personne n'avait encore dressé. Si .le livre n'est pas toujours original dans les détails et dans les idées, il l'est par la conception synthétique. Si l'on se demande quel est l'ouvrage qui donne de la société communiste la description la ·plus complète et la plus condensée, celui de Djilas répond à cette exigence. La deuxième question concerne les points controversés ou matériellement erronés dans son exposé. _Son analyse du monde d'aujourd'hui,, dans le dernier chapitre du livre, est celle d'un ·homme qui vient d'ouvrir les yeux sur la société dite capitaliste, connue auparavant uniquement à travers l'optique d'un communisme rudimentaire; à cet égard, il n'a rien à apprendre à un lecteur occidental. Ses affirmations, qu'il prend pour des vérités historiques, sont souvent douteuses : dire :par exemple que le communisme était nécessaire aux pays d'Europe roientale pour les conduire à !'indus-
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