Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

296 mains une génération entière de marxistes et d'intellectuels de gauche. Naturellement, ses compagnons de révolution ont trouvé quelquefois ennuyeuse sa distinction, autant de manières que de personnalité. Ils se plaignaient de son attitude distante, de ses façons dédaigneuses et raides, de son air prof essorai, de son impatience, de son ironie mordante vis-à-vis de camarades particulièrement ignorants ou gauches. Certes, il supportait mal là bêtise. Il dominait son milieu, personnellement et intellectuellement. Il était brillant, méprisant, critique de lui-même, susceptible, sujet au découragement, souvent malade, contraint de lutter péniblement pour la vie quotidienne au service d'une cause qui lui était chère. Ses observations acides enrageaient également les gens prétentieux, ou confus, ou sentimentaux. Rien de surprenant s'il finit par irriter non seulement les libéraux mais aussi Lénine chez lequel il avait discerné une soif du pouvoir presque monomaniaque et une absence totale de scrupules. Il détesta Trotski encore plus; certains admirateurs de Trotski ont cru que c'était par jalousie. Rien ne le prouve. Une explication plus simple est que, malgré son génie incontestable, le grand orateur et organisateur que fut Trotski semble avoir été mal pourvu de qualités attrayantes. En 1903 eut lieu la grande rupture doctrinale: Lénine voulait que le parti social-démocrate russe fût organisé par une élite de révolutionnaires professionnels dévoués et que, pour des raisons de discipline, les décisions prises, quelles qu'elles soient, fussent sans appel. Plékhanov, lui aussi, pensait que. tout doit céder devant les besoins de la révolution, mais il ne cessait de citer la thèse d'Engels selon laquelle rien ne serait plus tragique pour les révolutionnaires socialistes - et fatal pour leur œuvre - que d'accéder prématurément au pouvoir, c'est-à-dire avant que la majorité du prolétariat ne devienne consciente de son rôle historique, ou - pis encore - avant que le prolétariat ne devienne la majorité de la population. Après la rupture entre bolchéviks et menchéviks, Plékhanov en vint lentement à co1nprendre que ce que Lénine envisageait sans la moindre inquiétude était précisément cette prise prématurée du pouvoir, non par la majorité du peuple, mais au nom du peuple par un groupe de conspirateurs. Cela serait, à son avis, du pur bonapartisme, un Putsch irresponsable comme celui que préconisaient des incendiaires sociaux aussi violents que Bakounine ou Blanqui, le sacrifice des intérêts de la classe ouvrière, donc de la démocratie, par une poignée de démagogues. Dès 1905, Plékhanov déclara que le but final de la BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL tactique de Lénine était sa propre dictature personnelie. POURTANT, il avait commencé par soutenir Lénine parce que celui-ci était pour l'action, l'organisation, et qu'il se montrait exceptionnellement dévoué à la cause, réaliste et impitoyable. Il s'opposa totalement à Lénine seulement lorsqu'il se fut convaincu, en 1911 environ, que les meneurs bolchéviks étaient non seulement avides de pouvoir mais d'un cynisme brutal quant aux moyens, d'une mauvaise foi éclatante et sans limites, et qu'ils avaient une conception « dialectique » de la démocratie qui transformait celle-ci en son contraire. Il condamna violemment le soulèvement avorté de Moscou, organisé par les bolchéviks en 1905, comme un recours . , , aux armes tragiquement premature. Une crise bien plus grave eut lieu en 1914, lors de la division du socialisme international sur la question de la participation à la guerre. Pour les bolchéviks suiveurs de Lénine, et pour la gauche social-démocrate menchéviste menée par Martov, la guerre était un conflit entre deux systèmes impérialistes rivaux où la classe ouvrière n'avait aucune part ; et le refus d'organiser dans tous les pays belligérants une grève générale, qui aurait empêché la guerre ou l'aurait bientôt paralysée, était une trahison des chefs socialistes ralliés sans honte aux partisans de la guerre dans leurs pays respectifs. En conséquence, ils boycottèrent la guerre et appelèrent tous les socialistes à en faire autant. Pour Plékhanov, c'était de la folie, voire un suicide. Il soutenait que le triomphe du militarisme prussien et autrichien serait incomparablement plus dangereux pour le socialisme et la révolution prolétarienne russe que la victoire des démocraties occidentales en état de légitime · défense. Sur quoi, ses adversaires le flétrirent avec indignation comme traiLre au socialisme international. (On a vu une situation assez analogue aux États-Unis et dans d'autres pays neutres en 1939, lorsque les communistes et d'autres groupes disaient que la guerre contre Hitler était un conflit entre systèmes capitalistes rivaux, et se déclaraient hostiles aux deux camps, donc isolationnistes et neutres.) En 1917, après la révolution de février-mars, Plékhanov revint à Pétrograd où il connut un grand triomphe personnel, mais de courte durée. Il donna son soutien ardent, quoique critique, à Kérenski et au Gouvernement provisoire, · et engagea une longue et amère polémique avec Lénine qu'il accusait de comploter pour imposer au peuple russe le joug du minuscule parti

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