1. BERLIN inévitable, mais elle pouvait être raccourcie et, de plus, continuellement contrecarrée par la création, selon le modèle allemand tant admiré, d'un puissant parti social-démocrate fondé avec l'appui de masses toujours croissantes d'ouvriers industriels dans les grandes villes. « La Russie sera libérée par la classe ouvrière ou ne le sera pas du tout. » Pourtant, ajoutait-il, « si le socialisme était imposé par la force, il mènerait à une monstruosité politique analogue à celle des Empires de Chine ou du Pérou : à un despotisme tsariste renouvelé, avec un revêtement communiste». La révolution doit être démocratique, sinon elle ne serait pas une véritable révolution. Par conséquent la clef est dans une tactique fondée sur l'enseignement scientifique et sur un programme d'éducation aussi large que possible. Aucun sujet de connaissance ne serait superflu : l'économie politique et la sociologie ne suffisant pas, il fallait y ajouter la philosophie au sens le plus large, l'histoire de l'effort humain dans toute son ampleur et cette compréhension de l'homme qui ne s'obtient que par l'étude des arts aussi bien que celle des sciences. Tout cela, et rien de moins, formait l'idéal quelque peu utopique de Plékhanov pour l'éducation du parfait révolutionnaire. ---, MAIS POUR qu'un révolutionnaire puisse éduquer les autres il doit s'éduquer d'abord lui-même. Possédé de cette idée typiquement russe, Plékhanov se mit au travail. Acculé à l'exil, vivant dans la pauvreté en Suisse, il devint un érudit marxiste et le plus éminent de son temps. Au bout de dix ans, il fut une autorité reconnue, bien au delà des limites du marxisme russe, sur la civilisation et l'histoire sociale de la Russie, sur la théorie du marxisme, sur les idées des précurseurs occidentaux du socialisme, et surtout sur la civilisation et la pensée européennes du XVIIIe siècle. Rares avant lui, ceux qui avaient une connaissance aussi approfondie et une compréhension aussi lucide des méthodes et des idées des penseurs, surtout français, de l'époque des Lumières. De toutes les écoles, celle des Encyclopédistes lui était la plus sympathique. Ce qu'il admirait et lui plaisait chez les philosophes français, c'était leur effort constant pour réduire les problèmes à des termes scientifiques; leur passion pour la raison, l'observation, la méthode expérimentale ; leur façon si claire de formuler des principes fondamentaux, de les appliquer à des situations concrètes ; leur lutte Biblioteca Gino Bianco 295 contre le cléricalisme, l'obscurantisme et l'irrationalisme ; leur recherche de la vérité, parfois étroite et terre-à-terre, mais toujours intrépide, confiante et d'une honnêteté fanatique ; enfin, la clarté et souvent la beauté du style des meilleurs intellectuels français du XVIIIe siècle. Civilisé, sensible, minutieux, assez dédaigneux aussi, Plékhanov domina de plus en plus ses compagnons socialistes russes par sa personnalité, son érudition et son style. Les écrits marxistes ne sont pas des plus clairs ou des plus lisibles dans la littérature du socialisme. Le grand économiste Keynes n'était pas seul à se sentir physiquement incapable de frayer son chemin à travers Le Capital ; et si Lénine n'avait pas changé si radicalement notre monde, je doute que ses œuvres soient aussi minutieusement étudiées qu'elles le sont nécessairement aujourd'hui. Plékhanov n'a guère été servi par ses traducteurs étrangers, mais il suffit de le lire dans sa langue natale pour reconnaître immédiatement - ceux qui en ont fait l'expérience peuvent en témoigner - un écrivain politique de premier ordre. Dans ses meilleures pages, son style est direct, lumineux, rapide et ironique. Sa connaissance est vaste, précise et portée sans effort ; le raisonnement est clair et vigoureux, et le coup final à l'adversaire est donné avec une élégance et une précision sans pareilles. Écrivain d'un talent littéraire exceptionnel et historien très original des mouvements sociaux et des idées, il se soumit volontairement à la discipline du marxisme sans, toutefois, être écrasé sous le poids. Dogmatique et indépendant à la fois, fidèle à son maître jusqu'au fanatisme tout en préservant toujours son expression individuelle, il fut un érudit et un critique de son propre chef. On ne peut prétendre que les obiter dicta de Lénine ou de Staline sur l'art ou l'histoire ou la littérature, ou même ceux d'hommes mieux instruits comme Engels ou Trotski ou Boukharine, soient d'une grande valeur intrinsèque; elles intéressent seulement parce que ceux qui les ont prononcés nous intéressent sur d'autres plans. Alors que les essais de Plékhanov sont intellectuellement rem 1rquables par eux-mêmes. Ses études, toujours de première main et d'une grande finesse, sur les matérialistes français, les premiers socialistes, les romanciers russes, sur la relation entre les conditions sociales et économiques et l'activité artistique, ont transformé l'histoire de ces matières, souvent par l'opposition bien légitime que son orthodoxie marxiste inflexible a su provoquer. Comme Lénine l'admit franchement, Plékhanov éleva plus ou moins de ses propres
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