Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

, ' LE << PERE >> DU MARXISME RUSSE par Isaiah Berlin LE PRINCIPAL FONDATEUR du socialisme organisé en Russie, Georges Valentinovitch Plékhanov, naquit en 1856 près de la ville de Tambov dans la Russie centrale. Son père était un propriétaire foncier, sa mère une parente éloignée du critique Belinski. Il reçut l'éducation normale des jeunes gens de son milieu, d'abord dans une école militaire destinée aux fils de la noblesse, puis à !'École des Mines à Saint-Pétersbourg. Entre 1860 et 1880, dans la période marquée par le désenchantement et les désordres paysans qui suivirent immédiatement l'émancipation des serfs en 1861, l'idéalisme social de la jeunesse universitaire russe était à son plus haut point. Des jeunes gens bien nés, rongés par des sentiments de culpabilité personnelle et de responsabilité devant l'état d'ignorance, de misère, de retard, d'injustice dans lequel vivait la grande masse des paysans de Russie (c'est-à-dire une large majorité de la population), renoncèrent à leur position sociale et à leur carrière pour se rendre nombreux dans les villages. Certains y devinrent médecins, instituteurs, agronomes, même ouvriers agricoles ; d'autres, plus hardis, tentèrent d'éveiller l'indignation des paysans par une propagande directe, à des fins de soulèvement , arme. Cet état d'âme généreux et passionné, avec ce qu'il impliquait de danger, de vie secrète et d'esprit de sacrifice pour une grande cause humaine, atteignit son paroxysme dans les universités et les écoles. On raconte que Plékhanov, alors écolier de seize ans, força sa mère veuve à vendre de la terre à ses paysans pour un prix inférieur à celui qu'offrait un propriétaire Biblioteca Gino Bianco voisin, en menaçant, sinon, de mettre le feu aux meules du dit voisin, et de se livrer publiquement à la police. A !'École des Mines, il fit partie d'un groupe secret d'étudiants révolutionnaires, et en 1876, après avoir prononcé un discours véhément à des étudiants et des ouvriers rassemblés dans une manifestation illégale devant la cathédrale de Kazan à SaintPétersbourg, il fut contraint de s'enfuir pour éviter l'arrestation. Le sort en était jeté. Dorénavant, sa vie serait consacrée à la cause de la révolution. Comme tant d'autres jeunes gens de ce temps, il était populiste. C'est-à-dire qu'il croyait que le régime tsariste était trop corrompu, trop stupide et tyrannique pour laisser place à une possibilité de réforme, et que par conséquent seule une violente révolte pourrait établir la justice et la liberté. L'ennemi principal n'était ni une classe sociale, ni un groupement particulier d'individus, mais l'État lui-même. Un peuple ne saurait s'émanciper que par ses propres efforts, et non par l'action d'individus ou de minorités, si éclairés et bienveillants soient-ils. Les plus gra11ds maux venaient de la contrainte et de l'exploitation exercées par une minorité aux dépens d'une majorité. Un soulèvement du peuple était le seul moyen d'y mettre un terme et d'aboutir à la création d'une fédération de groupes d'hommes producteurs, libres et autonomes - paysans, artisans, intellectuels, marchands, manufacturiers, à un socialisme assez semblable à celui que préconisaient Proudhon en France et plus tard les « Guild Socialists » en Angleterre. Les populistes russes ne pensaient pas que

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