Le Contrat Social - anno I - n. 5 - novembre 1957

Jv!AXIME LEROY C'est contre le culte nouveau qu'il a protesté avec véhémence, avec mépris, avec cruauté. La science, en s'opposant à la religion, n'a pas supprimé sa rivale, elle lui a même pris sa tendance à l'apostolat; la raison, comme la foi, tend à la souveraineté, elle se dit universelle et irrésistible. En somme, Stirner n'a vu dans la science qu'une façon de religion et dans la raison que la mère d'un autre dogme : il entendait le forgeage des nouvelles chaînes, il fut épouvanté. Et moi? cria-t-il. Son livre est né de cette épouvante, et, de fait, on sent comme une angoisse d'homme qui étouffe dans les pages furieuses de L' Unique. Mais l'épouvante fut trop vive, maladive même, car elle a conduit l'auteur de L' Unique à des conclusions que l'expérience ne permet pas de conserver. Qu'est-ce donc quel' « Unique »? Les Papiniens, au dire de Rabelais, connaissaient déjà un personnage de ce nom. Ne serait-ce pas le même? Il s'agit précisément d'un contemporain de Machiavel: L'avez-vous vu, gents passagers? - Qui? demanda Pantagruel?... - Comment, dirent-ils, gents pérégrins ne cognoissiez-vous l' «Unique»? - Seigneurs, dist Epistemon, nous n'entendons tels termes. Mais exposeznous, s'il vous plaist, de qui entendez et nous vous dirons la vérité sans dissimulation. - C'est, dirent-ils, cellui qui est : l'avez-vous jamais vu? Cellui qui est, respondit Pantagruel, par nostre théologique doctrine, est Dieu ; et en tel mot se déclaira à Moses. Onques certes ne le vîmes et n'est visible à œils corporels. L' « Unique » de Stirner paraît ressembler beaucoup à celui des Papiniens : onques ne le vîmes. Le stirnérisme n'a pas vu quelle nécessité a fait de l'homme un phénomène social. Stirner a cru trop facilement, à la suite de la plùlosophie du dix-huitième siècle, que la volonté humaine pourrait être maîtresse de la vie rien que par la raison plus ou moins abstraite et la dompter à son gré. Nous savons aujourd'hui qu'il est aussi chimérique de vouloir échapper au déterminisme des idées et de la structure économique qu'au déterminisme des lois de la nature. L'homme suit un chemin qu'il n'a pas tracé; comme disaient les saint-simoniens, « il est la fonction obligée du vaste phénomène dont il fait partie. » Il ne peut s'évader de la vie sociale, il est son prisonnier. Prisonnier des lois, des institutions, des besoins, de l'histoire. Où aller? Dans les étoiles ! Ou tomber dans un puits ? « L'homme ne peut pas plus sauter hors de cette action du droit, qu'il ne peut sauter hors de son ombre. » (Edmond Picard.) L'optimisme des hommes de la Révolution ne s'est pas réalisé; l'homme n'a pu se libérer de ce qu'ils appelaient l'arbitraire et le monde s'est développé en dehors de leurs prévisions. Un anarchiste quj a fait quelque bruit dans le monde a insisté sur ces nécessités sociales. " L'homme, a-t-il écrit dans Dieu et l'État, ne devient homme et n'arrive à la conscience, à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l'action collective de la société tout entière ... En dehors de la société, l'homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, BibliotecaGinoBianco 285 ce qui signifie à peu près la même chose ... La liberté n'est point un fait d'isolement, mais de réflexion mutuelle. » Là où Stirner voit le maximum de liberté., Kropotkine signale le maximum de dépendance : « Je ne suis humain et libre moi-même qu'autant que je reconnais la liberté et l'humanité de tous les hommes qui m'entourent ... Un maître d'esclaves n'est pas un homme, mais un maître. » C'est d'ailleurs la théorie courante des anarchistes contemporains. « L'homme le plus individualiste est l'homme le plus solidarisant, » a écrit un des principaux rédacteurs du Libertaire. Les publicistes et juristes de l'école classique ne pensent plus autrement ; ils ne font plus de distinction antagonique entre la liberté et l'association. On trouvera sur cette philosophie nouvelle les plus fortes et justes pensées dans l'admirable roman de J.-H. Rosny, La Charpente. Mais la leçon d'idéophagie du philosophe bavarois ne doit pas être perdue malgré cette critique fondamentale ; elle est pleine de sens ; pour qui voudra la comprendre, elle sera l'affranchissement. Remaniée, elle est la meilleure objection à l'antidogmatisme négatif, qui ne peut plus suffire. Nous sommes des idéolâtres, c'est-à-dire encore des idolâtres. Stirner combat justement cette nouvelle foi. Les idées ont remplacé les idoles de pierre et de bois, c'est un changement de matière, mais elles ne sont ni moins folles ni moins inhumaines. Nos croyances laïques, au fond, restent religieuses : aucun doute n'en corrige suffisamment l'intransigeance. Chacun s'imagine posséder la vérité ; on se tue pour des idées laïques ; les hommes modernes ne sont guère que des sacristains irrespectueux. « Nos athées sont des gens pieux, » dit encore Stirner. Nous ne savons pas encore douter selon la méthode scientifique ; nous donnons et retenons en même temps, contrairement au vieux précepte de l'École de droit. S'il est naturel que beaucoup d'opinions naissent, que les différences entre les idéologies s'accentuent sans cesse avec la pensée plus abondante parmi les hommes, il l'est moins que cette multiplication d'idées ne nous préserve pas des maux de l'ancienne croyance. Nous avons encore une mentalité de propriétaires romains et de croyants catholiques : chacun ferme soigneusement les portes de sa maison. Ainsi, naturellement, nous constatons comment les idées les plus émancipatrices deviennent bien vite des instruments d'oppression : que d'hommes sont morts dans les usines, au fond des mines ; que d'enfants, de femmes irrémédiablement anémiés au nom de la liberté du commerce et de l'industrie ! Le christianisme, élément d'émancipation, devint le catholicisme, le plus effroyable instrument d'oppression morale et économique que le monde ait jamais connu. Ne faudrait-il pas conclure que si l'homme spontanément va à la croyance, à l'absolu, et tend le dos à la houlette du berger, ce n'est pas la croyance qu'il faut prêcher : c'est le scepticisme, c'est le doute, c'est la défiance de la Vérité. On pourrait objecter, il est vrai, que l'intolérance •

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