• LES CRITÈRES DE LA DÉCADENCE par Léon A U lendemain de la première guerre mondiale, Joseph Caillaux arborait sur la couverture d'un livre, d'ailleurs plus oratoire que probant, ce titre flamboyant et sonore : Où va la France ? Où va l'Europe ? Peu enclin aux formules tapageuses et aux effets de tribune, Raymond Aron groupe sous une appellation discrète, Espoir et Peur du Siècle, des essais qui n'en sont pas moins, eux aussi, un effort pour faire le point et marquer la direction à travers la tempête. * Rien de plus légitime, -de plus nécessaire ; on remarque aisément que les analyses d' Aron, théoriquement distinctes et · juxtaposées, impliquent de constantes reprises et gravitent, comme il était inévitable, autour du thème de la décadence. Nous n'ajouterons pas longuement, puisque personne n'en doute, qu'elles sont judicieuses, fines, modérées, impartiales et sereines autant qu'il est possible ; aussi bien n'est-il pas question de paraphraser ni de discuter en détail des pages qui se passent fort bien de toute glose. Mais qui peut s'abstenir de crayonner en marge d'un tel livre et à propos d'un tel sujet ? La notion de décadence est aussi vague que complexe, et l'on peut l'entendre au moins en quatre sens différents qui, parfois, s'emboîtent l'un dans l'autre. En premier lieu elle ne désigne rien de plus que le déclin relatif d'une nation qui, après avoir détenu pendant quelque temps une prépondérance incontestée, se voit surclasser par ses rivales soit à cause d'une guerre malheureuse, soit par suite d'un moindre développement économique et démographique. On ne cesse de classer sommairement les pays comme • Paris, Calmann-Lévy, 1957, 372 pp. Biblioteca Gino Bianco Emery on classe les chevaux de course ou les champions de boxe et, si ce n'est pas un non-sens, c'est assurément une appréciation des plus sommaires. Des fluctuations de cette nature ne sont pas forcément définitives, encore moins décisives; le jeu des alliances, les nouveaux équilibres politiques, l'évolution des techniques, la découverte de nouvelles richesses naturelles peuvent à chaque instant compenser des infortunes dont on s'était exagéré la portée. Dira-t-on qu'une nation est en décadence parce que, conservant force et prospérité, elle voit grandir à côté d'elle des concurrents en plein essor ? Ce serait se soumettre à la mécanique et faire montre d'un fatalisme injustifiable. Mais il se peut aussi - seconde étape ou second degré de la régression - que la perte de puissance relative soit cruellement mise en relief par l'abandon de vastes territoires et d'abord des colonies. 11 semble bien qu'on soit alors en présence d'un de ces décrets de l'histoire devant lesquels il faille s'incliner ; on pense au Portugal, à l'Espagne de Charles-Quint et cela dit tout. Le procès cependant n'est pas clos ; outre que l'Espagne elle-même n'a pas renoncé à jouer un rôle important sur la scène mondiale, il est difficile de dire jusqu'à quel point l'Angleterre et la Hollande sont atteintes en leur vitalité prof onde par la ruine de leurs constructions impériales. Allons plus loin ; la Suède régnait naguère sur toute la péninsule scandinave et toutes les rives de la Baltique, elle étendit pendant quelque temps son influence sur une grande partie de l'Allemagne et des terres slaves. La dirons-nous décadente, - compte tenu de ses frontières actuelles ? Ferons-nous sans hésitation porter le même verdict sur la courageuse République autri-
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