Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

260 paternelle, foyer de persécution des serfs, détestant le gouvernement comme ennemi puissant et féroce de tout développement intellectuel, de tout progrès ... nous n'avions, dans notre impuissance, qu'une arme - l'étude, qu'une consolation - l'ironie. Et c'est l'étude qui nous donna une autre patrie, une autre tradition ; c'était la tradition de la grande lutte du xv111e siècle. Oh! que nous vous avons aimé, y puisant de toute la force de nos poumons, l'air frais soufflant pour la première fois sur le monde par la grande ouverture de 1789 ! Nous courbions nos têtes avec vénération devant ces figures sombres et fortes de vos saints pères du grand concile républicain, allant inaugurer l'ère de la raison et de la liberté. · La foi passionnée que la jeunesse russe avait pour la théorie allemande, pour la pratique française, semblait être justifiée et couronnée en 1848. Vous connaissez le revers de la médaille. L'année 48 n'était pas encore terminée que nous retournâmes de la Jérusalem moderne, comme Luther retournait du Vatican. Encore une fois « heimathlos», vagabonds du monde moral, nous restâmes sans point d'appui devant la puissance de l'empereur Nicolas, qui s'était prodigieusement accrue et assombrie. La main qui nous guidait du dehors, tremblait pour ses trésors et s'efforçait de retourner à bord. Nous l'avons lâchée. C'était notre dernière émancipation, c'était notre nihilisme ... Laissant la main, nous nous jetâmes au large à nos risques et périls, dans la direction qu'elle nous avait désignée. Les déportés des journées de juin étaient à peine arrivés à leur destination, lorsqu'une association socialiste était découverte à Pétersbourg. Nicolas sévit avec sa férocité ordinaire. Les individus périrent, les idées restèrent, germèrent. Le caractère dominant du mouvement était si évidemment socialiste) que les deux courants opposés de l'opinion, les deux écoles qui n'avaient rien de commun, l'école scientifique, analytique, réaliste, et l'école nationale, religieuse, historique, étaient d'accord sur toutes les questions de la commune rurale et de ses institutions agraires. Bientôt arriva un troisième collège bien étrange. Le gouvernement annonça sa ferme volonté d'émanciper les paysans. Tout le monde était d'accord que le temps de l'affranchissement personnel des paysans était venu. Là n'était pas la grande question, le fond était de savoir s'il fallait les émanciper avec la terre qu'ils cultivent ou laisser la terre au seigneur et doter le peuple du droit de vagabondage et de la liberté de mourir de faim. Le gouvernement était indécis, oscillant, n'avait aucune conviction formée et stable. Le tzar penchait pour la dotation, ses conseillers étaient naturellement contre. Dans cet embarras, le gouvernement ouvrit - dans le pays des mystères de chancellerie et du mutisme - des débats presque publics sur cette question vitale. On permit à la presse d'y prendre part, jusqu'à un certain point. Toutes les nuances politiques et littéraires, toutes les écoles sceptiques et mystiques, socialistes et panslavistes, la 1 propagande de Londres et les BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL journaux de Pétersbourg et de Moscou se réunirent dans une même action pour défendre le droit du paysan à la terre, contre les prétentions d'une minorité oligarchique. La voix du peuple ne manquait pas non plus; il n'admettait pas même la possibilité de l'émancipation sans terre. Enfin, le gouvernement, après de nouvelles oscillations., qui nous faisaient trembler d'anxiété, pencha de notre côté. L'émancipation avec la terre fut décidée en principe. C'est un grand triomphe et un immense pas en avant. Depuis ce jour le gouvernement n'est plus le maître d'enrayer le mouvement. Pour rebrousser chemin, il faut avoir l'audace d'arracher la terre aux paysans. Il y eut peut-être un moment où l'on pouvait en faire l'essai - heureusement il , est passe. La noblesse, trop circonspecte pour s'avancer violemment au moment brûlant et dangereux, lente à se décider, formula son opposition d'impuissance - lorsque la terre du paysan était déjà loin. Les cinq années qui s'écoulèrent depuis la mort de Nicolas et l'apparition du manifeste de l'émancipation des paysans, au mois de mars 1861, forment une grande époque non seulement dans l'histoire de la Russie, mais dans l'histoire du x1.xe siècle. Oh! que j'ai profondément regretté et regretterai toujours qu'il me fût impossible de voir de mes yeux ce qui se passait alors en Russie. Tout se tendait de plus en plus., tout se serrait, se resserrait encore davantage ; une pression désolante, accablante écrasait sans relâche, avec une uniformité mécanique, et tout d'un coup une rupture - les cordes qui entrent dans les chairs se détendent, les prisonniers voient un beau matin que la porte n'était pas verrouillée ; ils ne savent où aller, les uns vont au grand air et retournent dans les cellules. Tout le monde s'est émancipé de son propre gré. Le mot Liberté n'a été prononcé par personne et a été entendu par tout le monde, par l'empereur Alexandre comme par les autres. Il sentait aussi que la lourde surveillance a cessé de peser, oubliant que cette surveillance c'était lui-même. La chose était mûre - les formes plièrent, les mots changèrent de sens; on a cessé de croire à la puissance d'institutions devant lesquelles on tremblait hier et qui restaient invariablement les mêmes. La Russie peut encore passer par des phases de tyrannie affreuses, d'un arbitraire sans bornes, mais elle ne peut retourner au régime calme et accablant de Nicolas. Beaucoup de choses qui vinrent au jour alors., étaient précoces, quelquefois exagérées. Les jeunes forces, coµiprimées si longtemps, n'ayant aucune issue, aucune direction, et contenues matériellement par une discipline qui n'avait rien d'humain, débordaient ; mais au milieu de cette grande orgie matinale se révélèrent des forces non soupçonnées, se conçurent des fruits, qui survivront parfaitement bien à l'hiver inclément de la blanche terreur qui • contmue. Un des premiers pas de la jeunesse fut l'organisation des écoles du dimanche et des associations

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