Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

PAGES OUBLIÉES EN bas, la commune rurale, tranquille dans son attente, lente, mais sûre dans son développement ; conservatrice comme la mère qui garde l'enfant, dans son-sein, souffrant beaucoup, souffrant tout, sauf la négation de sa base, de son fondement. Élément féminin et pierre angulaire de tout l'édifice, sa monade, l'alvéole du tissu énorme qu'on appelle la Russie. En haut, à côté de l'État qui écrase, du gouvernement qui pacifie - la pensée libre, devient une force, une puissance reconnue par ses ennemis, signalée par l'empereur dans une épître scolastique adressée au président du Conseil d'État, signalée par l'Église myope et endormie, signalée par la police littéraire à la police chasseresse sous le nom de nihilisme. Ce nihilisme n'est pourtant ni une organisation quelconque, ni un complot, c'est une conviction, une opinion. Et c'est devant cette opinion qu'Alexandre. pâlit et cria à ses ministres, en leur montrant « quelques jeunes gens obscurs» son «prenez garde à vous ! » Il avait raison, ou ceux qui lui avaient soufflé la peur. Cette opinion trop libre, cette pensée sans entraves théologiques, sans considérations mondaines, sans idéalisme, romantisme, sentimentalisme, sans vertu de parade et rigorisme affecté, - ne relevait que de la science et ne marchait que dans ses voies. Cette nudité a fait peur, cette simplicité a glacé le cœur des . , autor1tes. Une question se présente tout naturellement : où trouver un pont possible entre cette pensée, sans autre frein que la logique et la commune affranchie ; entre le savoir cru et scrutateur et la foi aveugle et naïve ; entre la science adulte et âpre et le grand enfant profondément endormi, rêvant que le tzar est son bon père et la madone le meilleur remède contre le choléra et les incendies ? Rêvant aussi que la terre qu'il cultive lui appartient. La minorité réaliste se rencontre avec le peuple sur le terrain des questions sociales et agraires. Le pont est donc tout donné. La pensée, le savoir, la conviction, le dogme, ne restent jamais chez nous à l'état de théorie et d'abstraction, ne vont pas se confiner dans un couvent académique ou se cacher dans l'armoire d'un savant, parmi les poisons ; au contraire, ils s'élancent sans être mûrs, avec trop de précipitation, dans la vie pratique, voulant sauter à pieds joints du vestibule à la fin de l'arène. Nous pouvons vivre, et longtemps, dans un état de torpeur morale et de somnolence intellectuelle ; mais une fois la pensée réveillée, si elle ne succombe, tout d'abord, sous le fardeau du milieu lourd et écrasant ; si elle résiste à l'offense et à la distraction, au danger et à la nonchalance, elle s'empresse d'aller hardiment jusqu'à la dernière conséquence, notre logique n'ayant pas de rétrécissement, suites et traces d'un passé cicatrisé, mais non effacé. Le dualisme flottant des Allemands, qui savent que la vie « der Theorie nach » ne coïncide pas Biblioteca Gino Bianco IV 259 avec les sphères pratiques et s'y résigne, est tout à fait antipathique au génie russe. La société bigarrée, sans gouvernail, indifférente à la surface, blasée et naïve, corrompue et simple, a été bien loin de rester tranquille devant le nouveau creuset épuratoire de la pensée. Des femmes et des jeunes filles se jetèrent haletantes vers les nouvelles doctrines, demandant à haute voix l'indépendance personnelle et la dignité du travail. Rien de pareil ne s'est vu depuis les premiers temps du Saint-Simonisme. Une société dans laquelle la femme est si lasse et la pensée si impitoyable, doit avoir été profondément travaillée, errante ; il faut qu'elle ait été froissée, humiliée, trompée, outragée, qu'elle ait douté enfin, pour se jeter sans crainte ni réserve dans la mer froide et sans limites de la vérité nue .. Qui connaît l'histoire de nos âmes en peine, de nos développements malades, estropiés? Nous avons essayé de tracer le drame, le roman, la souffrance de notre embryogénie intellectuelle ... Qui s'en souvient? Arrachés par un coup de tonnerre ou plutôt de tambour, au milieu d'une vie somnolente et végétale, du sein de notre mère (pauvre et grossière paysanne, mais toujours mère), nous nous vîmes dépouillés de tout, à commencer par les habits et la barbe. On nous habitua à mépriser notre mère et à nous moquer de notre foyer paternel. On nous grava une tradition étrangère, on nous flanqua la science et on nous déclara, au sortir de l'école, que nous sommes des esclaves attachés à l'État et que l'État c'est une espèce de père Saturne qui, sous le nom d'empereur, nous avale au premier geste indépendant, au premier mot libre. On nous déclarait naïvement qu'on nous a civilisés dans un but d'utilité publique et gouvernementale et que, partant de là, on ne nous reconnaît aucun droit humain. Tout ce qui aime mieux avaler avec Saturne, qu'être avalé par lui, s'est rangé de son côté, écrasant de plus en plus le rez-de-chaussée du peuple, et jetant aux travaux forcés les récalcitrants parmi les civilisés «pour cause d'utilité publique ». Un appareil si étrange ne pouvait aller à la longue, il n'avait pas de conditions sérieuses de stabilité, aussi au premier appel, les forces vives débordèrent (1812) et le lendemain de la victoire on commençait à demander des garanties d'une existence humaine. L'essai de 1825 a échoué, mais la secousse était forte. Le trône de Pierre 1er., à peine affermi du tremblement de terre (dernières convulsions d'un peuple qui se débattait contre l'esclavage), reçut un nouvel avertissement, venant des siens. Ce coup n'était pas léger. Nicolas en était la longue crainte. Le trouble intérieur dans lequel nous nous trouvions, pendant les trente années de ce r gne, était plus douloureux que les malheurs qui tombaient sur notre tête. Nous étions dépaysés, sans racines, ignorant le peuple, détestant la mai on

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