PAGES OUBLIÉES • Pendant que le paysan armé passait les Balkans et les Alpes, remportait des victoires et élargissait les frontières de l'empire, son père, son frère mouraient sous la verge, pillés légalement par une noblesse avide, dépensière et sauvage ; tout lui était ôté, sa force musculaire, sa femme, son enfant - et par un illogisme étonnant, la terre (amoindrie, écourtée, mal choisie avec intention) lui restait. · Que de larmes tombèrent sur elle faisant un nouveau lien entre elle et le pauvre patient persécuté ! Personne ne saura ce qu'il a souffert pendant ces cent ans de prospérité de l'État. Sa plainte, son cri de douleur et d'agonie, son reproche, tout est perdu dans les archives d'une police inexorable, dans les souvenirs éparpillés de quelque servante, de quelque valet de chambre. Ce Laocoon succombait avec ses fils par une obscure nuit d'hiver, sans avoir un statuaire pour témoin de sa lutte inégale avec deux serpents - la noblesse et le gouvernement. La neige a tout couvert par son linceul, - et c'est ce crime historique, ce crime en détail, qui frappait chaque village, chaque commune, qui, en se perpétuant, en durant, a aidé le paysan malheureux à faire légaliser son droit à la terre. Si l'émancipation était venue avant notre temps, on aurait ôté la terre au paysan sans lui donner une liberté .réelle. Un demi-siècle de martyre et de douleur de plus a sauvé son grand instrument de travail. Le droit à la terre n'aurait pu résister à la pression des idées économiques de l'Occident, appuyées non-seulement par le gouvernement, si indifférent quant au choix des moyens, mais aussi par les « éclairés », les libéraux, les doctrinaires, les publicistes. Ce n'est qu'après la formidable critique de l'ordre des choses existant par le socialisme, que le principe vital du développement russe a pu être sauvé. La terre a été presque partout oubliée par les révolutions en Occident ; elle était au second plan, comme les paysans. Tout se faisait dans les villes et par les villes, tout se faisait pour le tiers-état, on songeait quelquefois après à l'ouvrier des villes, presque jamais au paysan. Les guerres des paysans en Allemagne font une exception ; aussi demandèrent-ils à hauts cris la terre et ils furent complètement écrasés. Il y avait sécularisation, confiscation, morcellement, changement de main, de classe, déplacement de la propriété foncière ; - le tout ayant des conséquences très graves ; - il n'y avait ni une base nouvelle, ni un principe, ni une organisation générale. Nous n'avons rien entendu, ni des hauteurs de la Convention (sauf Robespierre, qui est venu à la tribune renier ses velléités agraires) ni des barricades de Juin. Un des hommes les plus avancés, Lassalle, trouve que la terre attache trop, alourdit la libre individualité de l'ouvrier, retient sa marche comme un boulet attaché à ses pieds ; tandis que nous aimons mieux sentir sous nos pieds le sol nourricier, que de nous balancer dans l'air, au gré des vents, sans autre appui contre la misère que la double misère de la grève. Nous ne disons pas que notre rapport au sol BibliotecaGinoBianco 257 soit la solution, de la question sociale, mais nous sommes persuadé que c'est une des solutions. Les idées sociales, dans leur incarnation, auront une variété de formes et d'applications, comme le principe monarchique, aristocratique, constitutionnel. Notre solution n'est pas une utopie, c'est une réalité, un fait naturel, je dirai physiologique. Les conditions géographiques nous sont propices. Le concours des circonstances extérieures doit correspondre à la velléité, à l'aptitude du nouvel organisme, sinon il avortera. Qu'aurait fait l'Amérique du Nord sans ses données territoriales? De l'autre côté, les meilleures conditions extérieures ne suffisent pas. Qu'ont fait les Espagnols au delà de l'Océan? La question, pour nous, consiste non à nier ou à affirmer le droit à la terre, mais à l'élever à la conscience, à le généraliser, à le développer, à l'appliquer, à le corriger par l'indépendance personnelle. La commune patriarcale concédait la terre à l'individu au prix de sa liberté. L'homme restait attaché au sol, à la commune. C'est avec ·la terre qu'il passa au seigneur, c'est avec la terre qu'il s'émancipe. Il faut l'émanciper de la terre sans qu'il la perde. Il lui faut la Terre et la Liberté. Il y a une opinion bien arrêtée en Occident, que chaque pas vers les droits de l'individu sera nécessairement pris sur le droit communal. D'où est-ce qu'on sait cela? C'est pour la première fois que la commune agraire se trouve enlacée dans le développement social d'un grand État. Or il faut attendre à quoi aboutira ce mouvement avant de tirer les conséquences. Cette observation appartient à Stuart Mill. Les faits récents prouvent qu'il n'y a rien d'incompatible dans ces termes de possession communale et de liberté individuelle. Un spectacle immense se produit à côté du monde, qui a fait infructueusement toutes les expérimentations possibles, depuis le Phalanstère et l'Icarie, jusqu'aux associations égalitaires. La commune rurale et l'individu rural ont fait des pas de géant en Russie depuis 1861. Le principe rudimentaire du selfgovernment 6 ., écrasé par la police et le seigneur, se détache de plus en plus de ses langes et de ses liens; l'élément électif s'enracine, de lettre morte devient réalité. Le maire, les juges communaux, la police rurale, tout est électif, et déjà les droits du paysan s'étendent· loin au delà de la commune. Il la représente dans le conseil général de la province, dans le jury, et il faut lire les journaux pour savoir comment il s'y prend. Il acquitte quand il peut, il acquitte dans le doute. Eh bien, sa croissance n'est pas marquée, ses pas en avant ne sont pas comptés ... et, loin de là, lorsque cette poussée immense d'hommes se réveille, pleine de force, de santé, les civilisés les taxent de bétail humain, d'accord en cela avec les beaux restes de nos seigneurs. Des humanitaires, des philanthropes, des frater6. Si bien apprécié par le baron wcstphalien Haxthaus n et le sociologue américain Carrey
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