256 Nous somm~s ,à ,la veille de notre. histoire. Nous avons vegete, nous avons pris corps, nous nous sommes installés, nous avons passé un rude dressage - et nous n'apportons que la conscience de nos forces, de notre aptitude. Ce sont des symptômes plus que des faits. Nous n'avons, à proprement parler, jamais vécu; nous avons été mille ans à la terre et deux siècles à l'école, à l'imitation. Nous ne faisons que sortir de la germination, et bien nous en prend. 5 Toutes les richesses de l'Occiden~, tous les héritages nous manquent. Rien de romain, rien d'antique, rien de catholique, rien de féodal, rien de chevaleresque, presque rien de bourgeois dans nos souvenirs. Aussi aucun regret, aucun respect, aucune relique ne peuvent nous arrêter. Nos monuments, on les a inventés, convaincu que l'on était qu'un empire comme il faut doit avoir ses monuments. La question, pour nous, ce n'est pas la conservation de nos agonisants, ni l'enterrement de nos morts, cela ne nous donne aucun embarras, mais bien de savoir où sont les vivants et combien il y en a. Descendants de colons et non de conquérants, nous sommes un peuple de paysans, surmonté par une légère couche de détc.chés. C'est le peuple des champs qui est la base et la sève. Les torrents de Slaves, tombant dans les plaines entre le Volga et le Danube, s'assirent là où ils se sentaient fatigués et occupèrent le sol qui leur plaisait, comme un élément qui n'appartenait à personne. Ils n'avaient pas de titres, ils avaient la faim et la charrue. Les peuplades finnoises qui vivotaient dans ces forêts, dans ces déserts, étaient englobées par les Slaves. Elles continuaient leur pauvre existence, ou se fondaient avec les nouveaux venus, en laissant quelques mots dans leur langue et quelques traits dans leur figure. Rien d'héroïque, d'épique dans ces origines - défrichement, travail et croisement avec ces pauvres Touraniens, auxquels en veulent tant les publicistes de l'Occident. Des villes très clairsemées surgissent, des villages fortifiés, des principautés commencent à se former en un État fédéral assez info1me. Puis le joug des Mongols, lutte et affranchis~ement, unité forcée, et un État en croissance. Cet état rudimentaire se maintient à travers toutes les vicissitudes, avec une persistance obstinée qui n'est pas dans le caractère slave. C'est peut-être le premier fruit de l'assimilation de ces races cyclopéennes, immobiles et fortes par leur persistance minéralogique, par leur adhésion élémentaire, par leur longanimité endurante. S'ils ont altéré la pureté slave de notre 5. Il m'est impossible de ne pas citer encore une fois ces vers de Gœthe, qu'il adresse à l'Amérique : Dich stort nicht im I nnern, Zu lebendiger Zeit, Unnützes Erinnern, Vergeblt"cherStreit. BibliotecaGinoBianco III LE CONTRAT SOCIAL sang, ils ont corroboré l'état qui a servi de noyau à la Russie moderne. Le peuple de paysans se transformant en un État, conserva, et c'est là que gît son avenir et son originalité, la foi que la terre qu'il cultive lui appartient,· qu'elle est inaliénabte tant qu'il reste dans la commune, et qu'une commune nouvelle le recevant, _lui doit la terre. Le gouvernement n'y comprenait rien et laissa les us et coutumes jusqu'au temps de l'introduction du servage (xv11e siècle), donnant alors terres et paysans aux seigneurs, à la famille régnante, à l'État. Le principe du droit à la terre n'est pas discutable; c'est un fait, non une thèse. La notion originaire de la propriété a été très bien éliminée de la discussion par Proudhon. C'est une donnée primordiale, un dogme « d'origine divine», c'est une cause première de l'histoire. On trouve un rapport de l'homme à la propriété préexistant à l'histoire, permanent, comme celui qui s'est développé par le droit romain, les coutumes germaniques, et qui continue en Occident dans les voies de l'individualisme, jusqu'à la rencontre des idées sociales qui le nie et l'arrête. On trouve un centre inculte en Orient qui se développe en Russie sur une base communale, et qui va à une jonction avec le socialisme qu'il affirme de facto, qui lui donne des proportions tout autres, et lui • • ouvre un averur immense. Il semble que toute l'histoire sombre et lourde du peuple russe n'a été soufferte qu'en vue de ces évolutions par la science économique, de ces germes sociaux. On serait tenté d'applaudir la marche lente du développement historique chez nous. Passant une longue série de siècles, monotone et écrasante, courbé sous le joug de la pauvreté, courbé sous le fouet du servage, il conserva sa religion de la terre. Étrange et lugubre voie d'un développement dans lequel, très souvent, le mal apportait le bien et « vice versa». Un des coups les plus durs qu'a subis le peuple russe était le coup de· civilisation, qui tâchait de nous dénationaliser sans nous humaniser, et c'est elle qui nous fit, la révélation de nous-mêmes, par le socialisme qu'elle abhorre. Le peuple des champs a été laissé en dehors de la civilisation imposée. Le grand pédagogue Pierre Ier se contentait de river plus fortement les chaînes du servage. Le paysan, conspué, outragé, pillé, vendu, acheté, releva la tête pour un instant, versa des Jleuves de sang, fit frémir Catherine II sur son trône; et, battu par les armées de la civilisation, retomba dans un désespoir morne, passif, ne tenant plus qu'à sa terre, à cette dernière mamelle qui l'empêchait de mourir de faim et que le servage même ne savait lui arracher. C'est ainsi qu'il est resté immobile et dans un état de prostration, de désespoir, presque un siècle entier ; protestant quelquefois par l'assassinat du seigneur, ou de malheureuses révoltes partielles.
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