Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

PAGES OUBLIÉES bien souvent la liberté avec l'indépendance politique. Nous l'avons, et c'est notre dernier souci; nous ne pouvons la perdre. La lutte s'engage. La Pologne donne son sang, l'Europe ses articles de journaux. Tristes et pleins de noirs pressentiments, nous étions les premiers Russes à saluer « ceux qui allaient à la mort )). Les Polonais ne représentaient pas pour nous le nouveau principe et l'avenir - mais ils représentaient le droit, l'histoire ; - la justice était de leur côté. Ce n'est pas non plus avec une aspiration vers un idéal qu'ils se mirent en marche - ils voulaient revendiquer, rétablir, ressusciter. C'est précisément là que gît notre différence. Nous avons beau regarder autour de nous - nous n'avons rien à revendiquer, à exhumer, nous n'avons qu'à déblayer le champ pour nos aptitudes et nos tendances. Pourtant nous étions cœur et âme avec les Polonais, et nous n'avions qu'une angoisse : nous appréhendions que leur insurrection n'entravât notre marche, sans atteindre le but. Nos prévisions se réalisèrent, et le hideux Mourawieff, après avoir fini avec la Lithuanie, fut appelé à présider une inquisition politique à Pétersbourg. L'unité de la terreur et du bourreau a confondu les martyrs des deux causes. Lorsque les passions se calmèrent - on put aisément constater, à travers les sanglots et les cris de rage, deux faits. Vous êtes convaincus de l'un, nous n'avons aucun doute quant à l'autre. L'un, c'est que la Pologne polonaise n'a pas péri; l'autre, c'est que le mouvement russe n'a pas été arrêté. C'est un fait très grave, et nous ne demandons qu'une enquête pour constater notre erreur, ou admettre que nous avons raison. Au lieu de la faire, on jette des cris d'alarme et d'exaspération, on invente des offenses ethnographiques, on accable la Russie à coups de philologie frelatée. On la chasse de l'Europe, on la chasse des Iraniens. Est-ce sérieux tout cela? Nos braves ennemis ne savent pas même que nous sommes très-peu vulnérables de ce côté; nous sommes au-dessus des susceptibilités zoologiques et très-indifférents à la pureté de race ; ce qui ne nous empêche nullement d'être parfaitement Slaves. Nous sommes contents d'avoir du sang finnois et mongol dans les veines ; cela nous met en parenté, en rapport de fraternité avec ces races parias, que la démocratie humanitaire de l'Europe ne peut nommer sans dédain et offense. Aussi nous n'avons pas à nous plaindre de l'élément touranien. Nous avons poussé un peu plus loin que les purs Slaves de la Bulgarie, Serbie, etc. On nous chasse de l'Europe - comme le bon Dieu a chassé Adam du Paradis. Mais est-ce qu'on est bien sûr que nous prenons l'Europe pour un Eden et le titre d'Européen pour un titre d'honneur? On se trompe fortement de temps. Nous ne rougissons pas d'être de l'Asie, et nous n'avons aucun besoin de nous annexer à droite ou à gauche. Nous nous suffisons, nous sommes une partie du Monde entre l'Amérique et l'Europe, et c'est assez pour nous. Peut-être les Allemands de Pétersbourg se scandalisent-ils fortement de la perte de leur BibliotecaGinoBianco 253 slavisme pur, de leur iranisme japhétique, et sont-ils profondément offensés de ce qu'on ne veut pas d'eux en Europe. - Peut-être les enragés de Moscou, pour comble de ridicule, commenceront-ils une lutte scientifique - cela ne nous regarde pas du tout. Et c'est grâce à vous, nos maîtres de l'Occident, grâce à votre science que nous avons tant de philosophie. Arriérés en tout, nous avons été en apprentissage chez vous - et nous n'avons pas rebroussé chemin devant les conséquences qui vous ont fait dévier. Nous ne cachons pas le bien que nous avons reçu de vous. Nous prîmes votre lumière pour éclairer l'horreur de notre position, pour chercher une porte ouverte, pour en sortir - et nous l'avons trouvée grâce à vous. C'est assez maintenant - que nous savons marcher seuls - de la férule du maître, et si vous nous maltraitez - adieu l'école ! Mais avant de nous quitter « en cérémonie »., dites-nous : Pourquoi voulez-vous à toute force vous faire un ennemi du jeune Ours? - Est-ce qu'il ne vous suffit pas de guerroyer avec le vieux, qui nous est plus hostile qu'à vous et que nous haïssons plus que vous le haïssez? Pensez à cela que le vieux dépend beaucoup plus de vous que le jeune; il n'est pas libre moralement, vous pesez sur lui par votre autorité. Il murmure, il boude, mais il s'offense de vos critiques, parce qu'il vous respecte et vous craint - non votre force physique, mais votre supériorité intellectuelle, votre morgue aristocratique. La bosse de la vénération nous manque; nous n'avons pas le même sentiment de respect pour tout ce qui est occidental. Nous vous avons vu, dans des moments, bien faibles. La seule chose que nous estimons chez vous, sans bornes, religieusement, c'est la science. Mais la science, c'est tout l'opposé de vos institutions, de votre intolérance, de votre état, de votre morale, de vos croyances. Vous avez l'art de couvrir, par vos aspirations généreuses, par vos sublimes inconséquences, l'abîme qui sépare la vie de la science - mais l'abîme reste. Nous vous avons vu de trop près et nous vous connaissons - nous sommes habitués à vous aimer ' ,. . et a vous connaitre - vous nous ignorez et vous nous niez. - Nous protestons. Sentinelles perdues à la limite de deux mondes que l'on excite à se ruer l'un contre l'autre, appartenant par mille liens aux deux, nous ne pouvons pas nous taire et nous nous hasardons encore une fois à signaler la fausse route et à crier du l1aut de notre guérite : « Gare à l'erreur ! » 4 4. Quelquefois, bien rarement, un esprit supérieur s'arrête, étonné, et constate un fait qui cadre peu avec le tableau stéréotypé de la Russie. Le fait paraît seul, isolé, presque monstrueux - on ne va pas à la recherche de la série - et le fait se perd de vue. Un homme célèbre me disait à Veytaux, en parlant de l'émancipation des paysans en Russie avec la terre : « La Convention de 93 - et elle était bien audacieuse - aurait reculé devant une mesure taillant si profondément dans le droit de la propriété. 11 me semble que l'obéissance passive de la noblesse entre,. et pour beaucoup, dans la réussite de cette mesure sociatiste. 11 - Je ne le pense pas, dis-je_, d'autant plus que la noblesse était bien loin d'une soumission passive. Cette mesure a passé parce

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