M. COLLINET cières. Pour cette raison, rien n'est plus trompeur que d'assimiler des faits particuliers du monde russe à ceux qui leur correspondent dans notre société, en négligeant l'environnement politique et social où ces faits sont situés. L'association spontanée qu'ils provoquent dans l'esprit d'un homme libre risque alors de les rendre imperméables à toute compréhension. Merle Fainsod évite cet écueil et replace toute description formelle des institutions dans son milieu réel - qui est proprement totalitaire puisque la société entière, et pas seulement un de ses éléments, s'y trouve engagée. Cela comporte les rapports d'usage entre l'institution étudiée et le Parti et ceux, plus subtils, entre elle et la police. Une terreur tantôt active, tantôt latente, étend ainsi son ombre sur toutes les relations humaines, même dans les secteurs les plus étrangers à l'intervention politique. Elle est un élément essentiel du fonctionnement de la machine soviétique ; même discrète, sa présence explique les actes des responsables, leurs buts et leurs méthodes. L'analyse structurelle se complète donc par une analyse psychologique des individus, à qui manque constamment la sécurité, et qui, de ce fait, ne peuvent agir comme des hommes libres. A ses analyses structurelles et psychosociologiques Merle Fainsod joint la méthode historique, sans quoi l'existence de tel ou tel mécanisme soviétique nous apparaîtrait comme incompréhensible. Chaque institution est ainsi replacée dans son histoire, face aux problèmes qu'elle devait résoudre dans le cadre de la dictature communiste. Les précédents historiques LA première partie du livre est une introduction aux trois autres. L'auteur y brosse à larges traits une histoire de la société russe depuis les dernières armées du x1xe siècle ; après les tentatives avortées de réforme de la part du tsarisme, viennent les poussées révolutionnaires, que concrétisent la création et la stratégie du parti bolchévik. Passant rapidement sur les événements de 1917, le communisme de guerre, la NEP, il nous amène jusqu'au pouvoir incontesté de Staline. Dans ces premières années de notre siècle, l'héritage de la vieille Russie coexiste avec la croissance de la révolution et du bolchévisme. L'auteur ne s'y attarde que juste ce qu'il faut pour saisir les traits particuliers du milieu social et réfuter l'opinion, trop fréquente à ses yeux, de ceux qui considèrent le bolchévisme « comme une excroissance étrangère, greffée sur le corps politique du pays par une poignée de conspirateurs avides de pouvoir et sans racines dans le passé » (p. 9). Les pages qu'ici même notre revue a consacrées à Tchernychevski confirment le point de vue historique de Fainsod. Une autre opinion, d'excès contraire, est également fausse. C'est celle qui consiste à croire à la fatalité du bolchévisme comme produit déterminé et inévitable de l'âme russe. BibliotecaGinoBianco 247 Le bolchévisme n'était pas inévitable ; il a fallu pour assurer son triomphe beaucoup de circonstances favorables, la faiblesse de ses adversaires et le génie stratégique de Lénine et de Trotski. Issu brutalement de l'autocratie, il en a été l'image renversée avec ce que cela comporte de ressemblances longtemps inavouées. Il faut attendre Staline et son impérialisme grand-russien pour qu'il revendique ouvertement son rôle d'héritier des tsars. Regrettons à ce sujet que l'auteur n'ait pas réservé un chapitre au mécanisme étatique de la Russie tsariste ; peut-être y aurait-il trouvé l'occasion d'illustrer cette loi de permanence que Tocqueville avait discernée, dans la Révolution française, entre le pouvoir des Bourbons et celui de leurs successeurs, des Jacobins à Bonaparte. L'analyse structurelle UNE seconde partie de l'ouvrage est consacrée entièrement au Parti, à sa structure, à sa composition sociale, à son appareil dirigeant et enfin à l'homme du Parti ; non le militant idéal, défini par les statuts et règlements, mais le militant réel, agissant à l'intérieur de la société soviétique. La théorie du Parti unique vient de Lénine déniant tout droit d'exister à un parti rival, qui, d'après un schéma pseudo-marxiste, serait le porte-parole de classes hostiles au prolétariat. Cette conception, amenée à son terme logique, aboutit à interdire les fractions au sein du Parti et à fonder la dictature du Politburo. Maintenant que Khrouchtchev s'est débarrassé de la direction collégiale, il n'est pas sans intérêt de rappeler ce que disait Staline lui-même après la mort de Lénine : « Diriger le Parti autrement qu'en équipe est impossible. Il serait stupide d'y rêver, après Iliitch - stupide d'en parler » (p. 125). Les victoires de Staline sont dues à l'immense « appareil ·», qu'il a créé pour exécuter à tous les échelons du Parti et de l'État les directives du Secrétariat. Cet appareil se présente comme une pyramide hiérarchisée où systématiquement l'inférieur dépend du supérieur et où l'avancement ne peut avoir lieu que par cooptation. L'analyse structurelle doit ici se compléter par une autre, psychologique, portant sur le comportement des hommes de l'appareil, les apparatchi.ki. L'avancement peut être le fait de la flagornerie, autant que de la dénonciation par les voies latérales de la police secrète; il doit être en général une combinaison des deux attitudes : à côté du « mérite » de l'inférieur, la « purge » des cadres supérieurs est un facteur favorable à l'ascension rapide de nouvelles couches sociales. Verticalement les relations humaines se fondent sur les liens entre le « patron » et sa clientèle qui obéissent au même rythme augmentant ou diminuant leurs privil' ges communs. L'art d'un « client », au sens romain du terme, n'est-il pas de changer à temps de patron avant qu'un mauvais souffle ne survienne, pour l'emporter avec l'ancien? En s'appuyant sur les
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