Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

236 le pouvoir au prolétariat. On voudra résister, dire que la technique n'est qu'un instrument, qu'on peut l'utiliser comme on veut. Malheureusement, la technique détermine un mode de travail et une distribution des pouvoirs, comme Marx l'avait vu (sans qu'il ait tiré de cette idée toutes les conséquences qu'elle comportait). Les machines obéissent, mais on leur obéit aussi. Ces analyses montrent seulement sur quel point il faudrait agir, si possible. Il faudrait agir sur la technique, sur la conception des machines, sur le régime même du travail; imaginer une autre sorte de machines, trouver le moyen de décentraliser réellement l'industrie ; préparer les travailleurs, par l'enseignement, par un travail plus indépendant et exerçant davantage la pensée, enfin par des responsabilités peu à peu accrues, des droits de contrôle plus étendus peu à peu dans les usines et dans les organisations, à contrôler réellement la société. Ces changements ne peuvent être que lents et peu spectaculaires. Sans doute il faut remarquer que les textes contenus dans Oppression et liberté sont presque uniquement critiques, tandis qu'on trouvera un programme plus positif dans certaines parties de la Condition ouvrière., puis dans l' Enracinement et dans d'autres écrits de Londres. Mais déjà on peut voir ici que certains chemins sont fermés ; on peut prévoir que le programme positif de Simone Weil ne comportera pas de solution simple embrassant tout, de libération totale, brusque et définitive, comme celle qu'on entend sous le nom de révolution. En ce qui concerne la révolution, il n'est pas faux de dire que la pensée de Simone Weil aboutit au pessimisme. Cela ne signifie pas qu'il faut renoncer à agir. Peut-être est-ce le contraire ; car le mythe de la révolution permet d'ajourner indéfiniment certaines actions possibles et bonnes, d'ajourner indéfiniment la justice. Il le permet, il y contraint même. Comme ceux qui attendent de tout savoir pour émettre un jugement ne jugent guère, ceux-là n'agissent guère qui ne se contentent pas d'actions partielles et croient qu'on ne peut être juste que si tout le devient à la fois. Simone Weil qui ne croyait plus à la révolution n'a jamais cessé d'agir. Peut-être est-elle revenue, dans une certaine BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL mesure, à la politique de son maître Alain. Celui-ci dit à peu près que si l'on résiste mal à la tyrannie, c'est parce que ceux qui résistent veulent faire deux choses à la fois : résister et faire la révolution. Qui ne veut que la première est bien plus fort. Peut-être faut-il avoir renoncé aux grands espoirs pour savoir apprécier et défendre tout progrès vers la justice, apprécier et défendre des libertés imparfaites mais infiniment précieuses. Les libertés permettent une résistance qui ne sera jamais inutile, quelle que soit l'organisation économique. Pour Alain, contrairement aux thèses socialistes, la révolution politique n'est nullement dépassée, elle est toujours à faire et à refaire, et le sera même en cas de révolution sociale ; ou plus exactement la résistance du citoyen et sa volonté de contrôler les . . '\ . . . ' pouvoirs sera touJours a ma1nterur, touJours a rétablir, car elle cède toujours par moments. Simone Weil aussi, comme nous l'avons vu, dit qu'il n'est pas souhaitable que les luttes disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'un certain degré de violence. Son idéal peu à peu devient un idéal d'équilibre (perfection toujours menacée, toujours à reconquérir, perfection imparfaite), et non plus un idéal de perfection définitive et absolue; et la conservation d'un régime parlementaire et libéral, la conservation des modestes moyens de la démocratie politique ne lui paraît pas méprisable. Comme Alain, elle pense - elle le dit dans une lettre vers 1937 - que même le capitalisme vaut mieux qu'un régime totalitaire. On peut bien dire que la liberté n'est rien sans l'égalité ; c'est vrai en un sens ; mais il est vrai aussi que sans liberté, l'égalité elle-même n'est point. 11 est vrai en un sens que la révolution politique est rendue vaine s'il n'y a pas de révolution économique; il est non moins vrai que la révolution économique est rendue vaine par l'oubli de la révolution politique. Si l'on n'accorde pas la liberté de pensée, il est impossible que le public sache suffisamment la vérité ; car seul le gouvernement peut parler et il ne se peut pas qu'il ne présente comme vrai ce qui lui est utile. Or là où la vérité n'est pas connue, les droits du pauvre ne sont pas respectés. SIMONE PÉTREMENT

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