234 Tout compte fait, « c'est uniquement l'ivresse produite _par la rapidité du progrès technique qui a fait naître la folle idée que le travail pourrait un jour devenir superflu ». L'étape supérieure du communisme « est en somme une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel ». * )f )f IL Y A encore d'autres difficultés dans la théorie marxiste des forces productives, théorie qui est liée à celle de l'oppression. On sait que Marx a élaboré « une conception de l'oppression tout à fait neuve », en la considérant, non plus comme une usurpation pure et simple (ce qui n'en expliquait pas la force indéracinable), mais comme l'organe d'une fonction sociale. « Cette fonction, c'est celle même qui consiste à développer les forces productives ... Entre ce développement et l'oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports , . rec1proques. » « Tout d'abord, selon eux, l'oppression s'établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée ... D'autre part, l'oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives ... jusqu'au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. » Si géniale que soit la découverte que l'oppression a une fonction sociale., ce schéma de la genèse et de la mort de l'oppression contient plusieurs postulats inexpliqués. Pourquoi la division du travail se tourne-t-elle nécessairement en oppression? Et pourquoi l'oppression finirait-elle jamais ? « Car si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il n'a pas même essayé de prouver que., de nos jours., tout autre régime oppressif l'entraverait pareillement; et, de plus., on ignore pourquoi l'oppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un facteur de régression économique. Surtout Marx omet d'expliquer pourquoi l'oppression est invincible aussi longtemps qu'elle est utile ... » Il semble admettre qu'il y ait . dans les sociétés un principe d'adaptation qui les conduit mystérieusement · à leur fin (cette fin étant le bien de la production). Simone Weil le compare à Lamarck, pour qui la fonction crée l'organe., pour qui l'adaptation explique tout sans être elle-même expliquée par rien. Au contraire, Darwin explique le mystère de l'adaptation par la notion claire et rationnelle de cc conditions d' existence », conditions qui ne permettent la survie, entre tous les vivants qui naissent, que de ceux qui sont adaptés, non par une tendance, mais par le fait d'heureux hasards. Simone Weil juge que Marx n'a pas été le Darwin de la science sociale, qu'il n'a pas formé nettement la notion de conditions d'existence pour les sociétés. On peut rattacher à ce reproche, sans doute, celui qu'elle lui fait d'avoir négligé le fait de la guerre, qui est une part des conditions d'existence et ne peut se ramener, selon elle, au fait de la production. Marx a vu que BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL la guerre dépend de la production, mais il n'a pas considéré le rapport inverse. La guerre, ou le péril., agit aussi sur la production. La capacité de production est l'une des formes de la force; la guerre en est une autre. La notion même d'oppression qui se trouve au centre de l'œuvre de Marx, il ne l'a pas définie, ni expliquée suffisamment. Les rapports d'oppression sont moins simples qu'il ne le montre. « Les mêmes hommes sont opprimés à certains égards, oppresseurs à d'autres... Il y a ainsi., non pas l'analogue d'une bataille où s'opposent deux camps, mais comme un enchevêtrement extraordinairement complexe de guérillas. » Il a vu que l'oppression n'est pas encore possible dans les sociétés très primitives. Mais cc ce qui est surprenant., ce n'est pas que l'oppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de l'économie, c'est qu'elle les accompagne toujours ». Étudiant à son tour les causes de l'oppression, Simone Weil remarque que l'oppression procède toujours de conditions objectives. Elle se fonde tout d'abord sur l'existence de privilèges qui ne dépendent point de la volonté des hommes, mais qui proviennent de ce que certaines forces sont par leur essence même le monopole de quelques-uns. On peut citer parmi ces forces la science de commander à la nature, science qui fut d'abord celle des prêtres (à partir du moment où les rites furent trop nombreu: { et trop compliqués pour être connus de tous) et qui est maintenant celle des savants. Une autre consiste dans les armes, à partir du moment cc où elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense d'hommes désarmés contre des hommes armés, et où d'autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique constante. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours s'emparer par les armes du travail d'autrui; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement». Une troisième force est la monnaie, cc dès que la division du travail est assez poussée · pour qu'aucun travailleur ne puisse vivre de ses produits sans en avoir échangé au moins une partie». Enfin partout où les efforts ont besoin d'être coordonnés pour être efficaces, cc la coordination devient le monopole de quelques dirigeants, dès qu'elle atteint un certain degré de complication, et la première loi de l'exécution est alors l'obéissance». Ce sont là les germes de l'oppression; mais la plus grande cause en est la lutte pour la puissance, lutte qui par malheur accompagne nécessairement l'existence de ces privilèges. Les deux luttes que doit mener chaque homme puissant, l'une contre ses esclaves, l'autre contre ses rivaux, se combinent de telle façon que chacune rend l'autre plus dure. Et ce qui rend le mal plus grave, c'est la nature même de la puissance, qui l'empêche de jamais parvenir à un équilibre. cc Il n'y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir. » cc Ce ne sont pas les hommes mais les
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