204 direction, et sur laquelle Laurat ne dit presq\le rien. Quoi ·qu'il en soit, la vieille dichotomie marxiste entre les revenus de la propriété et ceux du travail semble aujourd'hui sans réalité précise. Que reste-t-il alors des prévisions marxistes? Marx était réaliste pour son époque, il se contentait de projeter l'utopie propre à ses sentiments révolutionnaires dans l'avenir confus de la société sans classes. Il pressentait la centralisation croissante du capital, l'aggravation des contradictions capitalistes et enfin la prolétarisation croissante des producteurs. Laurat pense que Marx a eu raison sur le premier point, mais que sur le second sa prévision est en défaut depuis plus de vingt ans : en effet les crises économiques vont s'atténuant dans la mesure où l'État et le capitalisme lui-même se sont organisés pour équilibrer production et consommation. Le progrès technique a permis de vaincre la paupérisation même relative des salariés et la société est armée pour éviter le chômage technologique. Il aurait été intéressant ici que Laurat insistât davantage sur le rôle croissant du salariat dans l'extension àes débouchés industriels. Au début de ce siècle, Kautsky et Rosa Luxembourg affirmaient diversement que la surproduction générale naîtrait inévitablement du rétrécissement du marché non capitaliste indispensable au fonctionnement du système. A première vue, leur thèse semble déjouée dans l'économie actuelle. En identifiant salariat et prolétariat, Laurat n'a pas de peine à écrire que la prévision de Marx se réalise : l'armée des salariés est effectivement la majorité de la population active. Mais on pourrait répondre que cette prévision n'a aucune valeur pour plusieurs raisons. La première est que le prolétariat se composait au xrxe siècle de trois catégories importantes : les ouvriers agricoles, les ouvriers à domicile, les ouvriers industriels, alors que le salariat actuel comprend essentiellement les ouvriers agricoles, les ouvriers industriels et la classe moyenne salariée (employés, cadres, etc.).* Si l'on y ajoute les travailleurs à domicile, cette masse représente depuis un demi-siècle à peu près 60 % de la population active, avec seulement des variations conjoncturales. Cela signifie que le salariat reste à peu près constant et que, d'autre part, il s'est déprolétarisé, ouvriers industriels et classe moyenne progressant aux dépens des ouvriers agricoles et à domicile qui étaient les catégories les plus misérables il y a un siècle. Il ne reste alors rien de la prophétie marxiste sur les effets sociaux de l'accumulation capitaliste.** Du temps de Marx, deux phénomènes ont marqué l'éclosion de la société libérale : les luttes de classes et l'avènement des nations. Si Marx insiste sur le premier où il retrouve, transposée dans le réel, la négativité hégélienne, il est presque muet sur le second, qui pourtant a eu plus d'importance historique que le premier. Alors que la lutte de classes * Cf. à ce sujet, M. Collinet : Essai sur la condition ouvrière et « Structure des classes salariées en France », Revue Internationale du Travail, mars 1953. ·•• Cf. Le Capital Livre I, chap. 24, § 7. · BibliotecàGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL est freinée par les formes actuelles de la division du travail dans les sociétés industrielles, les nationalismes sont d'autant plus virulents que s'effondre le vieux système colonial. Laurat ne fait qu'esquisser une critique des nationalismes en se fondant presque exclusivement sur les contradictions économiques qu'ils i1npliquent. Mais• le problème demeure entier ; il détermine le sort de notre civilisation d'après la manière dont les pays sous-développés atteindront le niveau des pays industriels. Le socialisme moderne, dans la mesure où il s'inspire du vieux jacobinisme français, paraît incapable d'aborder ce problème avec objectivité. De l'analyse de la dissociation entre la propriété et le commandement, Laurat fait ressortir la question essentielle des rapports entre l'initiative et l'obéissance. Il constate non sans raison qu'une grande partie du malaise socialiste vient de l'incompétence des masses et plus encore de leur insuffisante volonté de compétence. Rien de plus juste : dans le monde actuel, la standardisation des volontés, leur nivellement aux satisfactions immédiates, la passivité qui résulte de l'extrême division du travail sont des facteurs opposés au vieil idéal d'émancipation que le socialisme draine avec lui depuis plus de cent ans et qui postulait des hommes aux aptitudes polyvalentes. Le vieux libéralisme était cruel aux pauvres et plein de risques, mais suscitait initiative et énergie. Le Welfare State moderne assure une relative sécurité mais freine l'initiative individuelle et dilue l'énergie; dans le meilleur cas, il produit ce qu'Ortega y Gasset appelait des « seniors satisfaits »; dans le pire, il excite des revendications qui, satisfaites, deviennent autant de droits, sinon de privilèges. En aucun cas, il ne développe le sentiment de responsabilité et par conséquent l'instinct de liberté. La· dépendance sociale qui était le lot de l'ancien prolétariat change de nature, mais ne s'affaiblit pas. Laurat rappelle avec raison, après Kautsky et d'autres théoriciens, que l'idéal socialiste est la satisfaction des besoins et qu'en conséquence, il suppose la priorité du consommateur sur le producteur. On sait ce que valent les régimes totalitaires, nazi. ou communiste, qui écrasent le consommateur au profit exclusif de l'État producteur, et l'on voit trop dans les sociétés démocratiques les effets néfastes, quant à l'humain, de la standardisation des besoins. Mais la question posée reste sans réponse : comment définir les besoins, à plus forte raison comment les dénombrer, puisque la production exige un tel dénombrement si l'on ne veut point aboutir à de graves crises de déséquilibre? Le marxisme n'apporte guère de lumière sur ce point' essentiel. Ses prévisions concernant les rapports de production ne sont que des extrapolations de la technique industrielle de son temps, ce qui est naturel, car toute philosophie prophétique ne peut qu'extrapoler le présent si elle veut éviter les fantaisies de la « science-fiction». Il faut prendre comme tendance irréversible le progrès technique et agir empiriquement pour qu'il ne se retourne pas contre la liberté et le bien-- être des indiYidus. Telle est, semble-t-il, la .conclu ..
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