Sovietica LA JEUNESSE DE L'URSS par Allen Kassof L'URSS se trouve actuellement devant une des épreuves critiques que traverse tôt ou tard chaque système totalitaire ; il lui faut démontrer sa capacité non seulement d'encadrer la jeunesse mais de gagner son adhésion profonde au régime. Les dictatures politiques peuvent sans résistance établir des projets et des plans pour l'avenir, mais cet avenir leur réserve de sérieux mécomptes, à moins qu'elles ne parviennent à guider et à manier à leur guise les esprits de la nouvelle génération. Aussi la crise récente de la jeunesse soviétique compte-t-elle parmi les événements les plus mystérieux et les plus chargés de sens de l'ère post-stalinienne. La désaffection des jeunes n'est pas un phénomène simple. Elle revêt les formes extérieures les plus variées, qui vont de la voyouterie et de la délinquence juvéniles, depuis longtemps dénoncées ·dans la - presse soviétique, 1 jusqu'aux signes nouveaux d'inquiétude politique et intellectuelle qu'ont révélés, dans certains groupes d'étudiants, les troubles universitaires de l'an passé. Si différentes que soient ces manifestations, elles témoignent toutes chez les jeunes d'un mécontentement croissant dont les causes méritent d'être étudiées. Cette désaffection dénote en effet l'usure et la décadence des attitudes officiellement prônées - voire prescrites - en face de la réalité soviétique, et leur remplacement par des idées de fronde et des conduites hostiles aux poncifs que le régime s'efforce de perpétuer. Les valeurs et les croyances atteintes forment en vérité tout un arc-en-ciel, mais on se limitera ici à l'analyse d'une menace particulièrement grave aux yeux des autorités ( à en juger par leurs réactions embarrassées) : cette menace est celle qui compromet le mythe du travail socialiste. 1. Voir Mark G. Field, « Drink and Deliquency in the USSR », Problems of Communism, mai-juin 1955, pp. 29-38. . . BibliotecaGinoBianco La nouvelle '' é~hique des loisirs '' On peut grouper sous ce nom tout ce qui remet en question l'éthique de la productivité, cette position morale promulguée par le régime lui-même et qui exalte l'effort et son rendement comme autant de valeurs en soi. Qu'est-ce que l'éthique de la productivité? Les racines philosophiques de cette conception peuvent être décelées en partie dans la position privilégiée que la pensée .de Marx réserve au travail et à ses produits. D'autre part, une interprétation plus pragmatique ne manquera. pas d'en reconnaître l'origine dans une nécessité inhérente aux programmes d'industrialisation forcée adoptés par l'URSS. Quoi qu'il en soit, le citoyen soviétique qui consent à produire beaucoup et à consommer peu - contribuant ainsi à la croissance rapide des « bases matérielles du socialisme » - est érigépar la saine doctrine en héros du régime. Diamétralement opposées à cette orientation, se présentent un ensemble de valeurs que l'on peut rattacher à l'éthique de la consommation ou du loisir et qui sont anathèmes aux idéologues. Il s'agit en effet d'une prééminence de principe accordée aux satisfactions que procure la jouissance et le repos (les efforts de production étant subordonnés comme moyen à cette fin supérieure). Les dirigeants présentent cette vision du monde comme perverse, immorale et, pour tout dire, contrerévolutionnaire. Ce qui ~e produit actuellement dans la jeunesse soviétique est, en bonne partie, le résultat du dégoût qu'elle éprouve pour l'éthique de la productivité, et de son attirance pour l'éthique des loisirs érigée en style de vie. L'étiquette officielle désignant ce phénomène est bezdelnitchestvo (flânerie, flémardise ), bien que, comme on le verra, ce vocable couvre ici beaucoup d'autres éléments. Les coupables de ce péché capital sont publiquement
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