R. E. PIPES coutumes ; pratiquement, ils ne sont pas touchés par la contamination russe ; souvent même ils n'y sont pas exposés. C'est aussi là que l'on trouve la plus prof onde hostilité à l'égard des Russes et de leur genre _devie : une haine passionnée, spontanée, qui rend l'occupant responsable des malheurs, des privations, de toutes les souffrances endurées pendant ces quarante dernières années ; le régime, apparemment, a conscience de ce fait et sans prodiguer des efforts inutiles pour influencer les autochtones des classes inférieures, il les laisse suivre leur genre de vie particulier aussi longtemps qu'ils remplissent leurs obligations à l'égard de l'appareil mi1itaire et économique. Dans le cas de l'élite intellectuelle, la situation est plus complexe. L'ensemble de l'intelligentsia musulmane en Asie centrale semble se trouver dans une situation anormale et plutôt délicate. D'une part, elle ressent un profond attachement à l'égard de la masse musulmane; d'autre part, elle est fortement attirée par la vie « moderne », par la science, lai technique et tous les autres aspects de la vie 7 occidentale véhiculés par le régime et ses représentants russes. Le nationalisme est pour les intellectuels un compromis naturel entre deux forces opposées, la tradition et l'occidentalisme. Si étrange que cela puisse paraître, c'est précisément pour cette raison que les intellectuels ne rejettent pas totalement la russification. Le fait est que, dans les conditions qui prévalent actuellement en Asie centrale, la langue et la culture russes sont les agents de transmission de la culture occidentale, le seul lien avec le monde moderne qui soit accessible aux musulmans soviétiques : c'est seulement en apprenant le russe, puis en recevant une instruction supérieure russe que l'intellectuel indigène peut ouvrir une fenêtre sur le monde extérieur. La culture russe joue pour lui le même rôle que la culture anglaise a joué pour les Indiens et la culture française pour l'Afrique du Nord. Toutefois, à l'exception d'une mince couche de fonctionnaires indigènes, qui, pour des raisons de profit personnel, s'identifient complètement avec la puissance gouvernante (comme le font ailleurs d'autres auxiliaires du colonialisme), les intellectuels d'Asie centrale ne semblent pas décidés à abandonner leurs traditions culturelles respectives ; ils deviennent bilingues et adoptent en les adaptant certains aspects désirables de la civilisation russe. Ils continuent, plus ou moins, le mouvement prérévolutionnaire des djadidistes. Les efforts soviétiques d'assimilation se soldent bien moins par la russification que par l'occidentalisation des autochtones cultivés. Biblioteca Gino Bianco 183 Les divers éléments qui constituent la nouvelle « vision du monde» propre à l'intelligentsia autochtone d'Asie centrale peuvent être énumérés comme suit : a. intense sentiment d'orgueil à l'égard du passé historique ; b. désaffection générale pour toutes les religions, y compris l'islam, mais attachement à certaines observances religieuses ; c. foi illimitée dans le pouvoir de la science pour résoudre tous les problèmes et guérir tous les maux ; d. confiance en la capacité des autochtones, une fois libérés des chaînes du pouvoir soviétique, d'accomplir de grandes actions et d'élever leurs nations au rang de grandes puissances. L'intelligentsia indigène renâcle contre le pouvoir communiste et certains aspects de la politique soviétique ; elle n'est pas antirusse dans le même sens que le sont les classes moins lettrées. Cependant, avec le temps, son nationalisme et sa rancune seront plus dangereux pour le régime : comme l'a montré l'expérience occidentale, le paysan indigène demeuré à l'état brut reste, malgré toute sa xénophobie, plus facile à manier que le membre de sa famille qui a été intellectualisé dans la métropole. D'UNE manière générale, l'évolution sociale et culturelle en Asie centrale soviétique ne diffère pas essentiellement de celle qui se poursuit à travers le monde dans d'autres pays coloniaux ou ex-coloniaux. Partout, les sociétés autochtones, sous· l'influence de la culture européenne, se laïcisent et s'occidentalisent. Elles adoptent une nouvelle manière de vivre qui résulte d'un amalgame entre les valeurs traditionnelles et les apports étrangers. Dans les deux cas, ce mouvement est conduit par une élite intellectuelle indigène, ambitieuse, sûre d'ellemême et intensément nationaliste. Le trait caractéristique de l'expérience communiste réside dans la hâte et la brutalité avec lesquelles cette transformation est mise en œuvre. En Union soviétique, on parcourt à marches forcées les étapes d'un développement qui, dans d'autres sociétés moins oppressives, s'étendrait sur plusieurs générations. Des processus d'évolution, qu'on laisse ailleurs suivre leur propre cours, sont ici imposés d'en haut par un État virtuellement omnipotent. Il n'est pas exclu que la violence même de cette imposition n'engendre un jour une riposte non moins violente, à mesure que la synthèse des valeurs indigènes et importées engendrera des formes nouvelles d'agitation nationale. (Traduit de l'anglais) RICHARD E. PIPES
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