170 que l'opposition anti-révolutionnaire s'abrite sous les institutions représentatives existantes, sous les « formes parlementaires», ils doivent disperser, détruire ces institutions. Si les contre-révolutionnaires et d'une façon générale tous ceux qui ne sont pas pour la révolution s'avisent de lui résister, de protester, il faut les mettre en prison, les déporter, les exécuter. Si les « tribunaux réguliers», se fondant sur la légalité, l'équité et l'humanité, trouvent que l'extermination de ces gens est « sans fondement juridique », il faut supprimer ces tribunaux réguliers et avoir recours à des conseils de guerre, à des tribunaux révolutionnaires, dociles au pouvoir et prompts à sévir. Tel est le sens de la phrase de Tchernychevski : « L'homme d'État ne doit pas laisser à ses ennemis le soin d'influer sur la marche des événements. » Napoléon a dit : « J'ai versé du sang et si je le devais, j'en verserais encore parce que le sang entre dans les prescriptions de la médecine politique. » Tchernychevski était du même avis. Les « bonnes » révolutions, les grandes révolutions ne se font pas en gants blancs. Elles ne sont pas faites par les gens « délicats » qui ont peur « de se salir les bottes », c'est-à-dire de marcher dans le sang. Selon l'interprétation des idées de Tchernychevski par Dostoïevski, le révolutionnaire, « s'il lui faut, pour sa cause, enjamber des cadavres, du sang, se donnera la permission d'enjamber des cadavres, du sang, beaucoup de sang». Ainsi ont agi « Lycurgue, Mahomet, Napoléon, Pierre le Grand », tous « possédant le don de dire une parole nouvelle». « Celui qui ose beaucoup a raison, le pouvoir ne se donne qu'à celui qui ose se baisser pour le prendre. »4 Quand il marche vers son but, le révolutionnaire doit être impitoyable, doit être un Rakhmétov, un « sombre prodige». Il doit chasser de soi tout sentiment de pitié. (Tchernychevski disait de luimême : «En tant qu' écrivain, je suis connu pour mon extrême cruauté.») Si vous avez pitié des gens, des vôtres et des autres, n'allez pas au rendezvous de la révolution. Tous les moyens sont bons s'ils mènent au but. La fin justifie les moyens. « Si les mesures qu'exige l'entreprise vous dégoûtent, n'entreprenez pas », mais alors ne vous plaignez pas de la «vilenie» qui vous entoure, vivez-y et soumettez-vous à elle. Méprisables sont les réformateurs qui redoutent l'arbitraire des masses populaires, qui veulent obtenir des résultats par des moyens légaux, honnêtes, propres, « convenables ». Pour bien nettoyer les écuries d' Augias, :4: Dostoïevski, à son retour de Sibérie en 1859, était politiquement changé. Devenu profondément religieux, il éprouv?it une douloureuse hostilité à l'égard de l'atmosphère des milieux avancés de Pétersbourg où régnait l'esprit de Tchernychevski. Mais ce dernier avait été au bagne, et la délicatesse interdisait à l'auteur de la Maison des Morts de s'exprimer ouvertement à son sujet avec la même inimitié qu'à l'endroit de Tourguéniev par exemple, que Dostoïevski a caricaturé sous les traits de Karmazinov dans Les Possédés. Il a tout de même réglé son compte à Tchernychevski dans Crime et Châtiment, où certaines idées extraites de ses articles ont ..été infro!it;tites. dans _la pensée de .Raskolnikov pour expliquer 1origme 1déolog1que de son crime. Nos critiques littéraires n'y ont pas, que je sache, fait attention .•. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL il faut non pas des Apollons efféminés, mais des «portiers » à musculature herculéenne. 6 Voilà ce que prêchait Tchernychevski. Et c'est là ce que le jeune Oulianov, en 1888 (il avait alors 18 ans), à Kokouchkino, lisait avec «ivresse», avec un « intérêt particulier », en faisant de son « petit crayon>> de «longs extraits et résumés» qu'il devait ensuite conserver longtemps. Il jugeait alors les articles de Tchernychevski sur l'étranger « remarquables par leur profondeur de pensée », et devait confirmer ce jugement en 1904. Il avait déjà compris que les réflexions bébêtes qu'on peut lire dans Que faire? au sujet du bain de la petite Véra Pavlovna ne sont là que pour amuser la censure, et que Tchernychevski n'est pas de ce~ qui bêtifient. Il avait déjà compris à qui pensait Tchernychevski en lançant dans son roman cette ~ phrase si simple en apparence : « Chacun d'entre eux est un homme grave, qui n'hésite pas, ne recule pas, et sait prendre une affaire en main de telle sorte qu'elle ne lui échappe plus.» Lénine avait dit à Vorovski : << En lisant longuement Tchernychevski comme je l'ai fait, on trouve infailliblement la clef qui permet de déchiffrer ses opinions politiques, même lorsqu'elles sont exprimées à mots couverts. » En 1901, il écrivait : « La puissante prédication de Tchernychevski a su, même dans des articles soumis à la censure, éduquer de véritables révolutionnaires. » Et Lénine est contaminé, amorcé par les idées de son initiateur sur les révolutionnaires et sur leur action. Ses extraits de Tchernychevski constituent une manière de « Code du Révolutionnaire » dans le genre du Catéchisme du Révolutionnaire de Bakounine et Netchaïev. * Trois ans après que Lénine eut connu Tchernychevski, V. V. Vodovozov, rencontrant le jeune Oulianov à Samara, est frappé de l'entêtement, de la passion, du cynisme avec lequel il démontre que la fin justifie les moyens. Il n'avait « aucun doute sur la légitimité de tel ou tel moyen, pourvu qu'il menât au but ». Peu après, en 1893, Lénine écrit que les marxistes doivent être des «sanguins», voulat).t dire par cet euphémisme des gens qui n'ont ni crainte ni répugnance à verser le sang. A l'époque où il écrit Ce que sont les Amis du peuple, Lénine vit tendu, les poings serrés. En prison et en déportation, c'est-à-dire, selon nous, durant sa période «menchéviste », son « Code du Révolutionnaire » est moins visible, encore que certaines de ses opinions et expressions (non politiques) choquent ou étonnent ses camarades. Selon Krjijanovski, 5. Traduisant les préceptes de Tchernychevski dans le langage des proclamations clandestines, ses 3dmirateurs, dans l'appel à La jeune Russie rédigé en 1861, déclaraient : « Nous n'aurons pas peur si nous voyons qu'il nous faut verser trois fois plus de sang que les Jacobins ·dans les années 1790. Nous crions : A la hache I Frappez le -parti impérial, frappez sur les places, dans les maisons, dans les ruelles sombres, frappez dans les larges avenues des capitales, dans les villages et les hameaux. Qui n'est pas avec nous est contre ' nous ; qui est contre nous est notre ennemi. Et l'ennemi, il faut l'exterminer par tous les moyens.» * Le Contrat Social a reproduit ce texte1 accompagné · d'une notice historique, dans le numéro ae mai 1957, pp. 122 à 126.
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