168 lorsqu'il écrivait, par exemple, Le développement du capitalisme· en Russie., ou «L'Héritage que nous refusons». Mais elle s'anémia bien avant 1905. (Il déclarait alors déjà que «nous ne resterons pas à mi-chemin, nous sommes pour la révolution ininterrompue».) Dès le moment où il se mit à écrire Que faire ? Lénine ne répéta plus cette formule que du bout des lèvres. Elle ne l'engageait plus à rien. Dès lors, en 1906-1907, rien ne l'empêchait plus d'agir comme il l'entendait. Qu'en résulta-t-il ? Repoussant sans discrimination dans le camp de la contre-révolution toute la bourgeoisie citadine, même la petite bourgeoisie démocratique, et tous les partis qui la représentaient, jusques et y compris les S. R. et les « traîtres menchéviks », Lénine poussait le prolétariat à l'attaque de la contrerévolution et exigeait la dictature du prolétariat sous prétexte de mener à son terme la révolution bourgeoise. Curieux tableau : une révolution bourgeoise sans la bourgeoisie, contre la bourgeoisie, et avec la dictature du prolétariat sur la bourgeoisie. Tout ce qu'on voudra, mais ce n'est déjà plus la révolution bourgeoise ... On nous a appris dans notre jeunesse que c'est là un coup d'État socialiste. Non, répliquait Lénine, c'est tout de même une révolution bourgeoise, mais il suffit de comprendre que « chez nous la victoire de la révolution bourgeoise est impossible en tant que victoire de la bourgeoisie ». Cette dernière a cessé d'être l'élément moteur de la révolution, laquelle doit par conséquent prendre un aspect inusité. Ayant contre lui la ville, qui paraît-il a passé à la contre-révolution, lé prolétariat seul ne peut accomplir la révolution. Mais il y a un unique allié, hors de la ville, c'est le paysan qui aspire à exproprier les pomiechtchiki [propriétaires fonciers]. L'alliance de ces deux forces «n'est pas autre chose que la dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et des paysans ». Elle assurera la victoire de la révolution bourgeoise. C'était une astuce de- Lénine. La dictature qu'il revendiquait, double en apparence, en réalité unique, était un pseudonyme pour la dictature du prolétariat. Dans sa double dictature, il laissait bien peu de place au paysan dont il n'avait besoin que pour rompre le cou des propriétaires. La preuve en est dans ses propres paroles : « Sans l'initiative et la direction du prolétariat, le paysan n'est rien. » Mais le prolétariat lui-même n'est «rien» sans la direction du parti bolchévik et sa discipline de fer. Le Parti est le souverain, le «moteur des moteurs », et c'est sa parole qui doit être «accomplie par tous ». C'est l'ensemble des idées élaborées par Lénine en 1905-1907 qui l'a mené à la révolution d'Octobre. Si l'on déroule cet ensemble et si l'on examine les étapes de sa formation pour remonter au point de départ, on arrive à Kokouchkino où (lisez Vorovski) « le caractère encyclopédique des connaissances de Tchernychevski, l'acuité de ses vues révolutionnaires, son implacable talent de polémiste avaient conquis Lénine». Ce sont les idées de Tchernychevski, dont son ·esprit s'était onguement et profondément imprégné, qui ont BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL inconsciemment poussé Lénine à « sauter » de la Russie tsariste droit au socialisme ( « à toute vapeur vers le socialisme»). Lénine jurait par Marx, ne supportait pas que l'on médise de Marx, affirmait qu'il en était «amoureux», mais son âme véritable appartenait non à Karl Marx mais à Nicolas Gavrilovitch Tchernychevski. LES « EMPRRUNTS » faits par Lénine à Tchernychevski et que nous avons énumérés ne sont pas, malgré leur importance, tout ce qu'il lui doit. Il faut encore retenir les paroles de Lénine enregistrées par Vorovski : ,,Le plus grand mérite de Tchernychevski est d'avoir montré ce que doit être un révolutionnaire, quelles doivent être ses règles de conduite, comment il doit marcher vers son objectif, par quels moyens il doit l'atteindre. » Lénine avait prononcé cette phrase en soulignant particulièrement les mots cc quels » et ,,doit », en s'adressant surtout à moi et en me reprochant à nouveau (il avait raison car je ne comprenais pas à l'époque) de ne pas comprendre en quoi avait consisté l'influence de Tchernychevski, formateur de centaines de révolutionnaires ,, authentiques ». Dans quelle œuvre avait-il exposé à OulianovLénine les caractères du vrai révolutionnaire ? N'était-ce pas dans Que faire?., sous les traits de Rakhmétov, cc nature supérieure» qu'un « ardent amour » pour le bien avait transformé en «sombre prodige » ? Pour ne pas trembler dans la lutte, ce « sombre prodige » s'imposait de cruelles épreuves. Pour s'endurcir, Rakhmétov dormait sur une natte dans laquelle cc étaient fichés des centaines [ ?] de petits clous la tête en bas et la pointe en l'air », et qui faisaient saillie de près d'un demi-verchok (2,2 cm). ,c Le doit et les flancs de Rakhmétov étaient en sang. Il y avait du sang sous le lit, et la natte était ensanglantée. » Tout cela est de trop mauvais goût et trop grossier pour être pris au sérieux. C'est plutôt un numéro de cirque ou un .exercice de fakir. Il y a. d'autres œuvres où Tchernychevski décrit de façon très complète le révolutionnaire « authentique» sans recourir à de telles performances. Nous pensons à ses essais sur la vie à l'étranger, c'est-àdire précisément aux articles que Lénine disait avoir lus avec un intérêt et un profit particuliers. On y rencontre souvent des remarques du genre de celle-ci : «Le lecteur doit observer que nous ne prétendons ni blâmer ni louer, et nous efforçons d'exposer les faits. Le lecteur n'est pas un enfant. Il jugera ltti-même de ce qui est bon ou mauvais. » Poudre aux yeux, à l'usage de la censure : en fait., Tchernychevski, qui n'a jamais cessé de prêcher., prétend bel et bien inspirer au lecteur ses jugements. Mettant en scène des hommes politiques étranger~, louant les uns, critiquant les autres, il poursuit ses fins par une voie détournée, mais habilement : il enseigne comment il faut faire la révolution et quelles qualités doivent posséder les révolutionnaires pour réussir. Il ne pouvait bien entendu
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