N. VALENTINOV paysans. Les droites ne leur donneraient rien. « Il vaut mieux ne rien donner, ni champs ni jardins. Qu'on les affranchisse sans terres. Au moins ils sauront le sort qui les attend. » Plus les conditions de l'affranchissement seront mauvaises, plus, comme il disait, il y aura de « vilenie », plus il y aura de chances de craquement, de soulèvement des paysans. (Au Contemporain, on espérait qu'il se produirait en 1863.) En un mot, plutôt les droites que les libéraux. Les idées de Lénine étaient les mêmes que celles de son maître. Il voyait que les droites «arrachent de plus en plus cyniquement au peuple les conquêtes de la révolution». Mais avec un entêtement de maniaque il répétait que «le danger des CentNoirs est une fable absurde, et le danger Cadet une réalité évidente». «Ceux qui font le plus de mal à la révolution et à la cause de la classe ouvrière, ce sont les plékhanovistes, qui vont criant : il faut lutter contre la réaction et non contre les Cadets. » Les obstacles opposés par l'autocratie et les partis de droite à la révolution et au socialisme étaient pour Lénine incomparablement moins dangereux que ceux de la bourgeoisie intellectuelle. La réaction de droite ne tient le peuple que par le fouet, tandis que l'intelligentsia peut agir sur lui par la conviction et le raisonnement. Ce n'est pas le fouet qui est dangereux, mais l'influence des idées. La démocratie bourgeoise, une fois au gouvernement, peut réaliser des réformes, modifier tout le paysage social et politique, et par là dissuader les paysans et le prolétariat d'aller au rendez-vous avec la grande révolution sanglante dont rêvait Lénine. C'était cela qu'il craignait. «L'influence de l'intelligentsia, qui ne participe pas directement à l'exploitation, habituée à manier la parole et les idées générales, chargée de toutes sortes de missions '' bienfaisantes", l'influence de cette intelligentsia bourgeoise est pour le peuple un danger. Là et là seulement se trouve l'infection capable de causer un mal véritable, et il faut tendre toutes les forces du socialisme pour lutter contre ce poison. » Tout, littéralement tout ce que prêchait Lénine en 1906 et 1907, il l'avait déjà dit vingt-quatre ans auparavant dans son premier ouvrage, Ce que sont les Amis du peuple, écrit sous l'influence de Tchernychevski qui l'avait charmé. «Le vent tourne, tourne sans cesse, et reprend les mêmes circuits. » Mais il y a cependant une différence très importante entre Lénine et Tchernychevski. Les slavophiles, dont on ne peut découvrir les origines spirituelles qu'en approfondissant l'histoire de la Russie et de l'orthodoxie russe, affirmaient que la Russie n'est pas l'Europe, qu'elle a une nature particulière, et que les voies de son développement seront autres que celles de l'Europe. Après 1848, Herzen lui aussi crut au destin particulier de la Russie. « Si l'on nous libère de nos entraves, nous ne prendrons pas la voie du capitalisme. Il n'y a pas dans le code des'' lois physiologiques'' d'article qui nous prescrive la route sociale et économique des peuples latins et germains. Grâce à la commune rurale [mir], le peuple russe est plus proche que les autres du nouvel ordre social. » Biblioteca Gino Bianco • 167 r Tchernychevski reprenait à son compte cette idée et, au moyen d'emprunts étrangers, lui avait donné un caractère nettement révolutionnaire, fort éloigné de Herzen et des slavophiles. Il affirmait que la Russie avait toutes les chances d'éviter, de brûler l'étape bourgeoise intermédiaire, et d'instituer ainsi l'ordre socialiste. Dans sa Critique des préjugés contre la commune rurale (1858), il exprimait cette conviction en des formules volontairement nébuleuses, incompréhensibles pour la censure, mais claires pour ses proches. Il jugeait« amusants» les raisonnements sur le prétendu « développement organique », sur l' «impossibilité » chez nous d'un «autre régime». c'est-à-dire du socialisme, sur notre « manque d'expérience et de préparation». «Tout ce que les autres ont obtenu, nous en héritons. Nous n'avons pas travaillé à l'invention des chemins de fer. Nous les utilisons. » Les pays attardés peuvent, en sautant une étape, « s'élever du niveau le plus bas au plus élevé », et, grâce à l'influence d'un peuple avancé, peuvent « sans s'épuiser le long d'un chemin interminable ... passer du premier ou du second degré de développement directement . . ' . . ' au cmqu1eme ou au suaeme ». Lénine partageait-il cette idée sur la possibilité d'un saut par-dessus le régime bourgeois, le capitalisme et la révolution bourgeoise? N'était-ce pas lui qui, en 1905, dans Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, avait écrit qu'il faut écarter « les absurdes idées semi-anarchistes sur la réalisation immédiate d'un programme maximum, sur la conquête du pouvoir pour une révolution socialiste»? Lénine poursuivait: Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience . et d'organisation des larges masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective), rendent aujourd'hui impossible la totale libération de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus obtus peuvent ignorer le caractère bourgeois de la révolution démocratique actuelle. Les transformations économiques et sociales devenues indispensables à la Russie, non seulement ne signifient pas la ruine du capitalisme, de la domination bourgeoise, mais au contraire déblaient le terrain pour un large et rapide développement à l'européenne, et non plus à l'asiatique, du capitalisme, elles rendent enfin possible la domination de la bourgeoisie en tant que classe. L'idée que la révolution bourgeoise n'exprime pas les intérêts du prolétariat est parfaitement absurde. La révolution bourgeoise est hautement profitable au prolétariat. Lénine avait écrit ces lignes en juin 1905. Comment alors expliquer sa politique de 1906-1907, manifestement axée sur la séparation d'avec l'ordre bourgeois? L'enivrement de la révolution lui avait-il fait perdre la tête? Ce n'est pas la seule raison. Ce que nous avons cité est un dernier vestige du langage « menchéviste », une phraséologie détachée de toute conviction interne, de tout appui psychologique. Les termes violents dont elle s'accompagne ne doivent pas nous abuser. Ce n'était qu'une habitude. La formule sur la révoluti.on bourgeoise était encore vivante pour lui
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