166 En avril 1905, au troisième congrès du Parti (auquel assistaient les seuls bolchéviks, les menchéviks l'ayant boycotté), Lénine fit passer une résolution sur le caractère « contre-révolutionnaire » de la tendance bourgeoise-démocratique « dans toutes ses nuances », depuis la nuance « libéralemodérée » jusqu'à la « plus radicale»., représentée par « de nombreux éléments des professions libérales». Il est loin de sa promesse de soutenir tous les représentants de la bourgeoisie dans la lutte contre l'absolutisme. Maintenant il les voue tous à l'anathème sans distinction. 1 En 1893-1894, dans Ce que sont les Amis du peuple, Lénine avait écrit que les socialistes devaient comprendre « qu'il est inévitable et absolument nécessaire de rompre à jamais avec les idées des démocrates ». A l'époque, cette phrase avait été comme une balle perdue, tirée par hasard. Mais dans le feu de la première révolution, on put voir que le hasard n'y était pour rien et qu'il s'agissait là d'une orientation politique bien déterminée. Les années 1905-1907 furent le printemps politique de la Russie : constitution et libertés octroyées, convocation et dissolution des deux premières Doumas qui furent nettement des assemblées d'opposition, réveil de l'opinion âprès un sommeil séculaire, indépendance politique, formation des partis, création de nouveaux journaux, libre manifestation · de toutes les opinions dans des réunions libres. Comment Lénine aurait-il dû se comporter en présence de cette fin de l' oblomovchtchina * politique russe ? Sept ou huit ans auparavant, à l'époque de son « menchévisme », il avait écrit : « Les véritables . hommes politiques non socialistes, les démocrates non socialistes, peuvent être très utiles en essayant de se rapprocher des éléments d' opposition de la bourgeoisie, en essayant d'éveiller la conscience de classe politique de notre petite bourgeoisie, des petits commerçants et artisans, classe qui dans tous les pays de l'Europe occidentale a joué un rôle dans le mouvement démocratique.» Il est indispensable que « les démocrates abandonnent la fausse honte qui les empêche de se rapprocher des couches bourgeoises du peuple, et cela afin qu'ils ne se contentent pas de parler du programme des politiciens non socialistes, mais aussi agissent conformément à ce programme». En 1905-1907, Lénine prit une position diamétra~ lement opposée. Le développement de la « conscience politique » des groupes sociaux hier encore endormis l'irrite à l'extrême. Il hait furieusement ce réveil des gens qu'il qualifie ironiquement de « convenables » : « Nous sommes heureux d'avoir réussi à mettre un mur solide entre ·nous et le milieu des gens convenables de la société russe. » Quand il disait que « le prolétariat socialiste ne 1. Cette idée est étrangère à Marx, qui avait critiqué ceux qui représentent les partis libéraux démocratiques comme une « masse réactionnaire». * [Veulerie, laisser-aller ou apathie. D'après le nom d'Oblomov, personnage typique du célèbre roman d'Ivan Gontcharov.] BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL peut refuser à la petite bourgeoisie non socialiste la permission· de le suivre », il entendait que cette permission devait s'accompagner de « l'hégémonie du prolétariat sur la petite bourgeoisie démocratique ». Mais les représen~ants politiques de cette dernière. ne manifestaient pas le moindre désir de satisfaire à cette exigence. Les uns ignoraient cet émigrant inconnu, qui arrivait de Genève; les autres se moquaient de lui; d'autres encore se permettaient de polémiser avec lui. Lénine, furieux, range .sans discussion tous les groupes politiques russes dans le camp de la réaction. Il affirme que, contrairement aux révolutions de l'Europe occidentale, la révolution russe se déroule en présence d'une population urbaine entièrement réactionnaire. Oubliant qu'au congrès de Stockholm, en 1906, il venait de s'allier aux menchéviks, il les range eux aussi dans le camp des « traîtres à la révolution ». Paraphrasant les paroles de Tchernychevski dans L'Homme russe au rendez-vous, Lénine lance avec mépris aux démocrates : « Hé, là-bas, vous autres, qui vous appelez les partisans des masses laborieuses : pourquoi donc allez-vous au rendez-vous avec la révolution?... que les lâches, que les · gens aux mains blanches et qui ont peur de les salir restent chez eux, qu'ils s'éloignent... Les gens qui peuvent aller à la rencontre de la révolution, ce ne sont pas les lâches semblables au héros de Tourguéniev en fuite devant Assia, ce sont les héros de Tchernychevski, les hommes énergiques, vivants, mobiles. » Seuls les bolchéviks peuvent être de tels hommes., et « la révolution ne peut vaincre que par l'hégémonie de la social-démocratie bolchéviste». Chose très caractéristique, la haine de Lénine · ne s'adresse pas au gouvernement tsariste ni aux partis de droite qui sont les piliers de l'autocratie, mais aux partis de gauche et à l'opposition antitsariste. Dans cette opposition le rôle prédominant, de par les cadres intellectuels, appartenait au parti Cadet, constitutionnel-démocrate, qui revendiquait le suffrage universel, un ministère responsable devant la Douma, des réformes sociales et l' expropriation obligatoire des propriétés foncières. Si, comme il en était question, le pouvoir avait été remis aux Cadets qui, soutenus par le peuple, auraient pu le garder longtemps, la Russie aurait ouvert une nouvelle page de son histoire, elle aurait pris la large route de l'évolution européenne dans la légalité, la liberté et les réformes. Nous ne croyons pas que la révolution d'Octobre aurait ensuite pu se produire. Lénine ne voulait pas entendre parler d'un gouvernement Cadet. « La · social-démocratie ne~ peut en aucun cas soutenir une politique Cadet et un ministère Cadet. Elle doit révéler âux masses la félonie de cette politique. » Les raisons de Lénine étaient les mêmes que celles de Tchernychevski devant l'affranchissement des serfs (Lénine les avait commentées dans Ce que sont les Amis du peuple). Lorsque Tchernychevskieut constaté que la réforme ne s'accomplirait pas selon ses vues, il la préféra administrée non par des libéraux, mais par des propriétaires de droite. Les libéraux auraient pu donner quelque chose aux •
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